Alors que nous vous avons dévoilé notre sélection de coups de cœur de la rentrée littéraire française parmi les 466 romans qui paraissent, cette rentrée est une fois de plus riche en belles découvertes littéraire.
Pendant toute la durée de la rentrée littéraire, nous avons à cœur de vous faire découvrir les romans qui ont marqué nos libraires passionnés à travers une série d'interviews d'auteurs.
Pour notre avant-dernière interview, découvrez le portrait de Yasmine Chami, autrice du roman Casablanca Circus. Un regard mélangé de grâce et d'acuité sur les ressorts de la société marocaine.
Bonjour Yasmine Chami, nous sommes ravis de vous accueillir pour la première fois sur CulturaLivres. Pour commencer, pouvez-vous présenter votre roman pour les membres de la communauté qui ne l’ont pas (encore) lu ?
Casablanca Circus est un roman que je désire écrire depuis plus de vingt ans. Je crois que c'est un roman de maturité, qui a exigé une attention différente, parce que c'est aussi un roman politique qui aborde la question universelle du développement lié à la mondialisation des villes, et de ses conséquences sur la vie des communautés fragiles.
C'est aussi une réflexion sur le couple et ses enjeux, lorsqu'il est confronté à une société patriarcale. May et Chérif sont assez jeunes - la trentaine passée- lorsqu'ils décident de quitter Paris où ils sont installés depuis le début de leurs études supérieures, et où ils vivent mariés et heureux. May attend leur deuxième enfant, et c'est pour eux le moment de retourner chez eux, à Casablanca, afin que leurs enfants grandissent auprès de leurs familles et sur leur terre. Chérif, architecte, est passionné par la question du logement écologique. Il désire transformer la conception que se font les autorités en France, puis ensuite au Maroc, du logement social. Son épouse May, historienne, vient d'un milieu très aisée, et ce retour les confronte à l'impératif de réussite matérielle pour Chérif. A Casablanca, il est face aux attentes d'une société où la place d'un homme dépend de sa capacité à entreprendre et réussir. Un cousin promoteur immobilier de May lui propose un projet de relogement des habitants d'un bidonville, karyane el Bahriyine, situé sur la pointe extrême de la falaise d’El Hank face à l'océan atlantique, un lieu convoité par tous les promoteurs de la ville . Face à cette formidable opportunité, Chérif rêve de révolutionner la conception du recasement dans son pays, mais se heurte rapidement à la réalité. Il découvre le cynisme des autorités, celui des promoteurs, tandis que May, opposée à cette collaboration avec son cousin dont elle redoute le pragmatisme sans humanité, part à la rencontre des habitants du karyane . Le roman est ainsi construit sur une double narration, avec en particulier les carnets de grossesse de May où elle raconte à son enfant à venir, Selma, ses rencontre dans le bidonville , la vulnérabilité et la force des habitants, ces vies minuscules menacées par les appétits et les enjeux du recasement. L'affrontement entre May et Chérif devient inévitable.
Casablanca Circus
Résumé : Le destin du plus ancien bidonville de Casablanca alors que les autorités au pouvoir veulent déplacer, recaser disent-ils, ses habitants à des kilomètres du centre-ville. L'avenir d'un couple amoureux, celui d'un jeune architecte et de sa femme historienne alors que les enjeux politiques de cette affaire viennent les opposer profondément, détruire leurs convictions face à la pieuvre de l'urbanisme, la violence de la mondialisation, l'attrait du carriérisme. Et plus encore la représentation du masculin initiée par la famille dans les pays du sud.
Racontez -nous la maturité de ce roman ? Avez-vous des rituels d’écriture ?
Ce roman a été écrit dans une grande exigence, parce qu'il aborde des questions sensibles, en particulier la manière dont nous gérons la vulnérabilité dans nos sociétés, les pauvres, les personnes âgées... Le développement des grandes villes est partout conçu selon un schéma qui maintient au centre des géographies urbaines les happy few et relègue à la périphérie ceux qui n'ont plus la possibilité d'habiter là où ils ont toujours vécu. C 'est aussi cette conception d un urbanisme sans urbanité qui est ici exposée à travers son incarnation la plus insoutenable, c'est à dire la rencontre avec des personnages profondément attachants et humains que le lecteur découvre, aime, dont il se soucie, en même temps que May. Au cours de l'écriture, j'ai veillé à l'humanité de Chérif, qui croit sincèrement que son projet verra le jour et que le relogement des habitants du karyane EL Bahriyine leur offrira une vie meilleure. La réalité est autre, et le lecteur assiste aussi à l'effondrement de ses illusions et à la transformation de Chérif, à ses tourments d'architecte sincère confronté au cynisme des uns et des autres, mais aussi à l'intransigeante droiture de son épouse.
Le roman a profondément évolué au cours de son écriture qui a duré deux années. Aucun manichéisme ne résiste en réalité à la densité humaine de personnages dont les dilemmes sont déployés et approfondis au fur et à mesure de l'écriture, de même que les personnages secondaires, les familles, les amis, les rencontres, tous au service du personnage principal de ce roman, la ville de Casablanca elle même.
Je suis un écrivain extrêmement ritualisé, j'écris tous les jours entre cinq heures du matin et onze heures, avant de démarrer ma deuxième journée au cours de laquelle j'enseigne. L'écriture est pour moi un travail exigeant, je lis beaucoup avant d'écrire, surtout pour ce livre en particulier, Le travail magnifique d'Eleb et Cohen sur Casablanca, mais ausii de grands textes construits autour d'une ville, Manhattan Transfer de Dos Passos, les années de Zeth de Sonallah Ibrahim avec le Caire au centre, Istambul et Le livre noir de Pamuk entre autres... Et évidemment Illusions Perdues de Balzac, l'Argent de Zola.
Le Maroc a une grande place dans vos romans, c’est presque un personnage à part entière, parlez-nous de ce pays…
Je suis née et j'ai grandi au Maroc. J'ai assisté enfant à la fin des années 70 et dans les années 80 au basculement du pays dans ce qu'on a appelé les années de plomb, après les deux coups d'État. J'ai donc vu disparaître toute une génération brillante, engagée à gauche, idéaliste, des intellectuels exilés, des hommes politiques condamnés.
Je suis marocaine par mon père . Mon grand-père maternel était algérien, et ma grand-mère française. ils ont vécu et sont enterrés à Rabat. Mes deux grands-pères étaient des intellectuels, des hommes du livre, ma mère est une grande lectrice, mon père a exercé des responsabilités politiques importantes.
Très tôt, j'ai compris et senti combien le Maroc était un pays où une très ancienne société, policée, raffinée, subissait les soubresauts de la modernisation, sa violence, ses enjeux. Dans le même temps, je comprenais intimement la menace de rupture entre les élites et le reste de la société marocaine.
Je pense que j'écris pour comprendre, pour partager aussi, parce qu'en mûrissant, j'ai élargi cette réflexion qui m'habite, ce qui se joue au Maroc de manière spécifique se joue ailleurs, c'est à dire la manière dont les pouvoirs politiques, les décisions prises au nom du développement collectif d'une société, incluent ou pas, considèrent ou pas les vulnérabilités sociales, économiques, écologiques de ceux qui composent ces sociétés. Au fond, le Maroc est pour moi en littérature une matrice à partir de laquelle je rumine des questions qui nous concernent tous, partout.
Et la ville de Casablanca, nom qui fait rêver, qui reste mâtiné de Bogart et Bergman mais qui abrite aussi des bidonvilles, c’était important pour vous d’écrire sur Casablanca en particulier ?
Écrire sur Casablanca pour moi était d'autant plus fondamental que j'y suis née, y vit aujourd'hui depuis vingt ans, et ai choisi d'y élever mes enfants qui eux sont nés à New York. Casablanca est une de mes matrices de vie, elle devient un territoire littéraire dans ce roman.
Ecrire sur Casablanca c'est aussi mettre au centre dans la langue ce qui est considéré dans cette même langue comme une périphérie. La langue française que Kateb Yacine a qualifié de "butin de guerre" impose elle-même sa géographie, avec un centre et des périphéries. Je crois qu'écrire sur Casablanca avec une certaine puissance, je veux dire par là en mettant la ville et ses enjeux au centre de l'écriture , est aussi une réponse à la question à laquelle la langue française et ses usages répondent déjà , je pense à des œuvres magistrales conçues ailleurs et portées par cette langue, Kateb Yacine, Mohamed Kheireddine , Driss Chraïbi, Soyinka, Sami Tchak, Ken Bugul... il y a des centres aujourd'hui , cette langue en témoigne et les difficultés en France à reconnaître pleinement ce rayonnement, ces décentrements féconds , est d'autant plus incompréhensible. La francophonie est à repenser complètement.
Le retour au pays de ce couple est-il inspiré de votre vie ?
La question du retour a occupé une partie importante de ma vie, ça a été un choix évident mais aussi complexe parce qu'il impliquait de renoncer à un confort intellectuel, une reconnaissance immédiate à paris où mes études, ma formation me donnaient accès à une sorte de "voie royale". retourner au Maroc supposait d'accepter de renoncer à ces privilèges , c'est une décision que je n'ai pas regrettée malgré les difficultés à plus d'un titre. Je pense qu'elle ancre mon travail profondément et lui permet d'ouvrir authentiquement un territoire en littérature.
Au fil du livre nous suivons le carnet de grossesse de May, qu’est -ce qui vous a donné envie d’écrire sur la grossesse et la maternité ?
Dans Casablanca Circus, May est enceinte et rédige donc des carnets à l'intention de sa petite fille à venir.
Dans ce roman, ce qui est au centre, c'est la vie vivante, c'est à dire les trajectoires de tous les protagonistes de cette histoire, leurs enjeux, leurs craintes, leurs joies, la matière même de leurs vies. Cette femme enceinte porte la vie, et lorsqu'elle rencontre les habitants du bidonville, elle rencontre des vivants, ce qui s'impose à elle, c'est ce qu'on fait avec la vie, les vies des uns et des autres.
Sans tomber dans un stéréotype, la grossesse est un moment particulier dans la vie d'une femme, presque angoissant, une exultation inquiète pour May, la grossesse installe une sorte de porosité au monde, aux autres, qui est à l'opposé du cynisme, ou de l'égoïsme aveugle qui préside souvent à des décisions engageant la vie des autres.
La question de la maternité est partout dans mon travail, depuis Cérémonie jusqu'à Casablanca Circus, sans doute parce que la maternité a été au centre de ma vie avant même qu'elle ne devienne effective avec la naissance de mes enfants : devenir mère, être une bonne mère, une mauvaise mère, la reconnaissance ou pas dans nos sociétés de la place des mères, le patriarcat et les mères, tout ceci m'occupe depuis l'adolescence ? C'est un grand questionnement pour moi et sans doute vais je l'approfondir plus frontalement.
Vous décrivez la place de la femme au Maroc en comparaison avec la place de la femme en France, pensez-vous que les mentalités peuvent évoluer ?
J'ai constaté en vivant entre le Maroc et la France que la question de la place des femmes est encore entièrement posée sur les deux rives, pas de la même manière bien évidemment, les femmes en France ont conquis des droits importants de haute lutte. Au Maroc, nous sommes en pleine bataille, et le patriarcat paré des oripeaux de la religion résiste à la poussée de ces générations nouvelles de femmes indépendantes, héritières des combats des féministes marocaines, qui exigent une égalité de fait. C'est un cheminement semé d'embûches, mais inéluctable. Parce que ce pays a choisi la voie de la modernité malgré des résistances profondes, d'hommes mais aussi de femmes. Et c'est tout le paradoxe du patriarcat qui repose aussi sur un matriarcat invisible et puissant. Vous l'avez compris, je suis dans ce contexte profondément féministe.
Y’aura-t-il une suite à l’histoire de Chérif et May ?
Je ne pense pas à une suite au sens propre pour ce roman, mais les questions ouvertes par ce texte seront forcément explorées autrement dans ceux à venir.
Comment sont accueillis vos livres au Maroc ?
J'ai la chance d'être lue au Maroc, avec finesse, et ce d'autant plus que mes textes ouvrent un espace où la langue française n' induit pas une vision manichéenne ou folklorisante de la société marocaine. C'est l'écueil auquel se heurtent certains écrivains, parce qu'une société se nourrit de stéréotypes, et dans le cas de la société française, ça peut être une tentation d'esquiver la complexité et la profondeur de sociétés dont l'histoire et les écrits coloniaux ont figé les représentations. Mais la littérature est précisément là pour défaire les stéréotypes en dévoilant le monde, en le révélant à travers des fictions qui le disent profondément. La littérature est toujours une subversion des représentations.
Que représente la rentrée littéraire pour vous ?
La rentrée littéraire est un moment important pour moi, elle place le texte dans un contexte parfois éprouvant avec les enjeux commerciaux et le rituel des prix.
Mais au delà, c'est un moment que les lecteurs attendent, où ils sont disponibles pour les livres, j’espère que dans ce contexte à la fois ouvert et de défi Casablanca Circus rencontrera ses lecteurs et lectrices en nombre. Nous autres écrivains sommes confronté à la brutalité de la fameuse loi du marché, écrire dans ce contexte en étant animé par une exigence profonde, à la fois dans la langue et dans la narration est une gageure. Mais j'ai confiance dans l'intelligence profonde des lecteurs en France et ailleurs, qui les place bien au delà des projections réductrices d un certain mercantilisme culturel.
Connaissez-vous l'œuvre de Yasmine Chami ? Avez-vous lu Casablanca Circus ?
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