Comment traduire des romans fantastiques : rencontre avec Patrick Marcel
CharlotteV
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Après une courte pause, le train pour la série d'interviews d'acteurs de la chaîne du livre reprend sa route ! Suite à la présentation du métier d'acheteur BD avec @SebastienG, de celui de libraire jeunesse avec @maitelegrand, et de celui de directeur de collection de romans noirs avec Aurélien Masson, découvrez aujourd'hui le métier de traducteur de romans fantastiques.
 
À l'occasion du mois de l'imaginaire, nous partons à la rencontre de Patrick Marcel, double lauréat du prix Jacques Chambon de la traduction. Il est à l'origine de traductions d'œuvres en anglais dont celles de George R. R. Martin, Mary Gentle, Alfred Bester, Neil Gaiman ou Alan Moore. Oui oui vous avez bien lu, Patrick Marcel a notamment traduit le Trône de fer (à partir du 13ème tome en édition française).
 
Rencontre passionnante avec un monument de la traduction française.
 
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  • Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Je suis né en 1956, j’ai fait des études sans but précis jusqu’en fac de biologie, avant d’entrer dans l’Aviation civile comme technicien, au traitement de l’information des pilotes et des plans de vol. Parallèlement, j’ai été très tôt attiré par les littératures du fantastique et de la science-fiction, ce qui m’a conduit dans mon adolescence à dévorer en anglais des livres qui restaient inédits chez nous. De là, j’ai dérapé vers la traduction spécialisée dans les domaines de l’imaginaire.
 
  • Quel est votre parcours scolaire et professionnel ?
Au niveau de la traduction, aucun, pratiquement. Dès le départ, l’anglais, ma première langue au lycée, a été une langue que j’ai pratiquée aisément et agréablement. Ça m’a conduit à faire de petits séjours linguistiques en Angleterre, à Bristol, et à en ramener des bandes dessinées et des romans en anglais, que je lisais avec passion. Dès lors, ça n’a fait que se développer.
 
En classe de prépa aux grandes écoles, j’ai croisé la route de Jean-Daniel Brèque, autre passionné de littératures de genre et de comics, ce qui m’a fait connaître le milieu des fanzines dont il était plus familier. À force de lire en anglais, la tentation de traduire m’a pris. À l’époque je fréquentais Francis Valéry, qui a lancé OPZONE, un magazine de SF hélas de courte durée, et je lui ai demandé de me confier la traduction d’une nouvelle, ce qu’il a fait. C’était "Comment sont les nuits sur Cissalda ?" de Harlan Ellison – pas forcément le plus facile pour débuter. La nouvelle est parue dans le dernier numéro de la revue, un peu en contrebande, dans un format très diminué, mais ça reste ma première publication de traducteur. J’ai ensuite officié çà et là, et je me suis retrouvé mêlé au projet d’une collection spécialisée d’épouvante, dirigée par Richard D. Nolane : Épouvante. Le catalogue aurait été magnifique, le genre étant à l’époque tenu en très piètre estime par les directeurs de collections français alors qu’il était florissant dans les pays anglo-saxons et attirait de grandes signatures. J’ai eu le plaisir de traduire des romans de l’excellent Thomas Tessier (Fantôme et La Nuit du Sang) ou du non moins excellent Michael McDowell (Toplin), récemment mis au premier plan par la publication de ses Blackwater. Mais l’éditeur a craint que la collection soit vouée à l’échec et l’a annulée avant le lancement. Toutefois certains titres ont quand même été publiés dans d’autres collections (avec un roman de SF de Poul Anderson que j’avais traduit pour le même éditeur, Tempête d’une nuit d’été). Ça m’a fourni les rudiments d’un CV, et j’ai commencé à démarcher les divers éditeurs.
Petit à petit, je me suis fait connaître d’eux ils m’ont employé.
 
Longtemps, je traduisais au mieux un à deux romans par an; l’activité restait une sorte de passe-temps. Le rythme s’est accru quand Gilles Dumay m’a demandé de traduire certains titres de sa nouvelle collection Lunes d’encre chez Denoël. Ça a été pour moi une période marquante. Plus tard, ma reprise du TRÔNE DE FER de G.R.R. Martin avec le cinquième volume m’a aussi apporté un peu de notoriété et des offres de traduction.
 
 
  • Les littératures de l’imaginaire ont des univers très forts : lieux, noms de personnages… Comment faites-vous pour retranscrire en français l’univers d’un auteur ? Quels sont les principaux obstacles auxquels vous devez faire face ?
Je n’ai pas vraiment de politique définie au départ d’une traduction. Parfois même, je commence à traduire sans avoir lu le livre : ce n’est pas très important. J’ai accepté tel ou tel titre parce que le sujet m’intéressait ou que je connaissais le travail de l’auteur. J’ai rarement été déçu en découvrant une œuvre après l’avoir acceptée. Le premier jet se fait en traduisant au fil du texte. Je procède assez vite et ce n’est pas très grave si je vais tellement vite que je commets des bourdes en cours de route : c’est un premier jet, donc un dégrossissage, et je suis d’abord lecteur en le faisant. Si le livre est palpitant, ça m’incite également à traduire plus vite pour découvrir la suite des évènements !
 
Le premier jet terminé, j’ai une bonne idée de l’ambiance. C’est là que je reprends tout au début – et je vais reprendre le texte encore au moins quatre ou cinq fois pour affiner à chaque passage. Les décisions se font ici : quel est le style de l’auteur, quel aspect faut-il mettre en valeur, doit-on traduire les noms ou pas, y a-t-il des aspects du texte qui m’avaient échappé au premier passage et qu’il faut que je révise en fonction de la suite ? Tout ça se décide selon le roman, le contexte. Il n’y a pas à mon avis de recette universelle, chaque nouveau texte dicte son approche.
 
Les obstacles ne se présentent pas tellement au niveau du climat, même si on doit s’efforcer de garder le ton de l’original, mais plutôt à celui du langage. Il y a des auteurs qui écrivent très bien, mais dont le style est d’un caractère tellement anglais tel qu’il ne passe pas naturellement en français, qu’il faut réécrire certaines phrases pour préserver les effets. Il y a des choses qu’on peut faire avec l’anglais qui ne passent pas en français – et inversement, bien sûr. Il faut conserver un équilibre entre texte d’origine et traduction. On parle souvent de sourcier ou de cibliste pour les traducteurs, selon qu’on cherche à garder un texte aussi proche que possible de celui d’origine ou qu’on veut rendre un texte qui semble avoir été écrit directement en français. Là encore, je n’ai pas de doctrine ferme : dans un même récit, il peut y avoir des phrases dont la forme compte moins que le sens, et d’autres dont la forme dicte qu’on la préserve. C’est un exercice de jonglage, une navigation à vue.
 
Je précise que c’est ma méthode. D’autres traducteurs procèdent différemment, préférant obtenir le meilleur résultat possible dès le premier passage, par exemple. Chacun choisit la technique qui lui permet d’aborder le texte le plus commodément. Seul compte le résultat.
 
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  • Rencontrez-vous les auteurs que vous traduisez ? Quelle relation existe-t-il entre un auteur et un traducteur ? D’ailleurs, est-ce qu’il y a une relation avec l’auteur ou travaillez-vous séparément ? 
 
Il y a des auteurs que je connais bien, parce que je les ai rencontrés (parfois avant de les traduire, comme Neil Gaiman que je connaissais avant qu’il publie des romans, ou Ellen Kushner, que j’ai rencontrée à une convention mondiale à Glasgow avant qu’on me propose de traduire À la pointe de l’épée), d’autres pas. De cette deuxième catégorie, certains sont morts, ce qui ne facilite pas les contacts (j’aurais beaucoup aimé rencontrer E.R. Eddison), d’autres sont plus ou moins joignables. Dans les premiers temps, c’était moins aisé que maintenant : j’avais contacté Michael McDowell ou Terry Pratchett par courrier. Désormais il est plus facile d’envoyer un mail.

J’évite autant que possible de déranger les auteurs si ce n’est pas nécessaire. C’est toujours passionnant, il y a des tas de choses à apprendre, mais ils ont souvent autre chose à faire que de répondre au courrier. Mais lorsque se présentent des difficultés que je n’arrive pas à surmonter (ce qui, de nos jours, avec toutes les ressources dont on peut disposer, est quand même devenu assez rare), je leur pose la question. Certains répondent, d’autres pas : je peux comprendre dans l’un et l’autre cas, et j’agis au mieux en fonction.
 
J’ai par exemple de très bons rapports avec Ellen Kushner (Thomas le rimeur, À la pointe de l’épée, Le privilège de l’épée…) et discuter avec elle de ses romans que j’ai traduits a toujours été très fructueux.
 
 
 
  • De quelle traduction êtes-vous le plus fier à l’heure actuelle ?
 
C’est très difficile à dire, parce qu’il y a des raisons diverses d’être à peu près content d’une traduction – ou d’en être mécontent ! J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler sur la trilogie chinoise de Barry Hughart, La magnificence des oiseaux et ses suites, qui réclamait de l’humour, mais aussi un travail de documentation qu’on ne soupçonne sans doute pas à la lecture. Le livre de Cendres de Mary Gentle a réclamé de gros efforts de documentation sur la fin de l’époque médiévale, période sur laquelle l’autrice était redoutablement bien renseignée. Je suis très fier du Serpent Ouroboros de E.R. Eddison, un grand classique de la fantasy britannique resté inédit chez nous, et une curiosité stylistique écrite en 1922 dans un style archaïque redoutable à transcrire en français. Tout ce travail est passionnant et rend la traduction d’autant plus attachante. Je ne suis pas mécontent de La Montagne aux licornes de Michael Bishop, un livre difficile mais fascinant, qui semble hélas être totalement passé sous les radars, récemment.
 
Fier n’est peut-être pas le qualificatif exact : je suis fier d’avoir été associé à tel ou tel roman que j’ai traduit, j’ai fait de mon mieux pour le rendre fidèlement en français et j’ai pris beaucoup de plaisir à cela. Mais s’il y a un bouquin dont, oui, je suis finalement assez fier, c’est un récent livre illustré pour enfants de Neil Gaiman et Chris Riddell, Ragoût de Pirate. L’histoire est racontée en octosyllabes rimés avec des rimes cocasses et souvent farfelues, et, oui, je suis assez fier du résultat que j’ai obtenu dans cet exercice assez casse-tête.
 
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  • Parlez-nous de votre passion pour les littératures de l’imaginaire.
 
Je me demande bien d’où ça vient. D’aussi loin que je me souvienne, ça m’a toujours captivé. Tout gamin déjà, j’adorais Petula Clark et je pense que c’était à cause de sa chanson « Mon ancêtre Mortimer », qui parlait d’un fantôme écossais ! Jeune adolescent, je lisais des Bob Morane d’Henri Vernes, en étant déçu quand les intrigues étaient de simples histoires d’aventure. Ça m’a conduit aux Doc Savage de Kenneth Robeson, aux intrigues nettement plus science-fictionnelles, avant de passer à la SF et au fantastique pour lecteurs plus adultes, d’abord avec H.G. Wells (La Guerre des mondes, grand choc !) puis les Fleuve Noir de mes parents et enfin tout ce qui me tombait sous la main : E.R. Burroughs et ses John Carter ou Pellucidar, Michael Moorcock et Hawkmoon (j’aurais aimé lire Elric, mais le volume Opta coûtait trop cher pour ma bourse, et je n’ai trouvé que la saga du Bâton runique en VO). J’ai beaucoup lu de SF dans les années soixante-dix et quatre-vingts, en partie grâce aux publications de J’ai Lu sous la houlette de Jacques Sadoul, puis j’ai lu Le Seigneur des anneaux en VO et beaucoup de fantasy. Pendant les années 80 c’est ce qu’on a appelé l’horreur moderne qui constituait la plus grande part de mes lectures. Sans exclusive et avec interpénétrations de tous ces genres, bien entendu.
 
Il m’arrive bien sûr de lire de la littérature générale et d’adorer certaines œuvres, mais le fantastique apporte à la fois un dépaysement, un stimulant à l’imagination, et un regard décalé sur le réel. À mon goût ça manque trop souvent à la seule littérature blanche. Il me faut une bonne dose d’imaginaire.
 
 
  • Quelle œuvre auriez-vous aimé traduire ou rêveriez-vous de traduire ?
 
J’ai eu beaucoup de chance, il y avait des œuvres que je rêvais de traduire et j’ai pu réaliser cette envie pour beaucoup plus que je ne l’aurais pensé : Gilles Dumay m’a donné à traduire les Barry Hughart et les Karl Edward Wagner que je lui avais signalés, ce qui a été un gros plaisir. J’aurais voulu traduire Lud-en-Brume et Le Serpent Ouroboros : j’ai raté le Mirrlees, mais j’ai traduit l’Eddison. J’avais adoré La Montagne aux licornes de Michael Bishop, et je ne pensais pas que je le traduirais un jour. J’aurais aimé traduire du Lovecraft, mais il y a désormais pléthore en ce domaine. Néanmoins, j’ai suggéré il y a quelque temps à des éditeurs le très beau The Night Ocean de Paul La Farge ou The Fisherman de John Langan, deux romans qui n’ont encore intéressé personne, malgré leur fort potentiel lovecraftien – très décalé dans le cas du La Farge. Dommage.
 
Il n’y a pas d’autre titre qui me vienne immédiatement à l’esprit, de ceux que j’aimerais traduire. Il y en existe certainement. Je suis sûr que ça va me revenir quand il sera trop tard.
 
 
 
  • Pour finir, avez-vous un coup de cœur à partager aux membres de la communauté CulturaLivres ? 
 
Ah, alors là, je ne sais pas si je vais bien répondre à la question : je sors d’une période de quinze mois où j’ai traduit en concentration maximale, avec mon autre travail par côté, et mes lectures en ont pas mal souffert. Même en bandes dessinées, j’ai pris un retard considérable. Et pour ne rien arranger, je lis majoritairement en anglais. J’espère que mes conseils ne vont pas être trop frustrants.

Je suis dans une phase où je lis pas mal de recueils de nouvelles. Du fantastique, avec Algernon Blackwood, par exemple : ça tombe bien, je suis à peu près dans l’actualité, L’Arbre vengeur vient de publier un recueil de nouvelles, La Forêt pourpre. J’aime bien Blackwood, un des maîtres de la nouvelle anglo-saxonne, avec M.R. James, (dont le recueil Une plaisante terreur, avec des textes classiques, comme le glaçant « Siffle et je viendrai », devrait encore se trouver).
En SF, je picore dans un gros recueil VO de nouvelles de Robert Sheckley. Des idées farfelues ou très raisonnables qui glissent peu à peu vers la folie, le grotesque ou le terrible, le tout proprement emballé d’humour et d’ironie. Ça tombe bien, on vient d’en publier un en français, Le Temps des retrouvailles.
 
En fantasy, pas grand-chose dernièrement : j’ai pour projet de relire Excalibur de T.H. White, une des trois plus grandes versions du mythe arthurien, qui commence dans la comédie (vous connaissez forcément la première partie, L’épée dans la pierre, ne serait-ce que par son adaptation chez Disney, Merlin l’enchanteur) pour glisser lentement vers la tragédie la plus amère.
 
Et dans l’inclassable, je suis en train de lire avec beaucoup de plaisir El Gordo de Xavier Mauméjean, l’odyssée de deux gamins qui doivent traverser l’Espagne en pleine Guerre Civile pour encaisser un billet de loterie gagnant, l’El Gordo du titre). A priori, pas un sujet fait pour l’imaginaire, mais au fil de leurs aventures William et Passe-Montagne croisent des évènements et des personnages qui touchent au fantastique, dans la folie d’une période de chaos total.
 
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Alors, cela vous a t-il donné envie de devenir traducteur à votre tour ? Quel métier aimeriez-vous découvrir pour les prochains rendez-vous ?

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