Une nouvelle exclusive tirée de Tout le cimetière en parle - Marie-Ange Guillaume
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Libraire Cultura

Apprivoiser la mort ! Mission impossible me direz-vous. Et pourtant Marie-Ange Guillaume a osé tenter ce pari un peu fou. Et elle a même eu l’outrecuidance de le réussir. Le résultat est là, improbable mais pourtant palpable : un recueil de nouvelles autour de la mort, de la vieillesse qui vous envahit inéluctablement, de la vie qui s’éloigne doucement. Un paquet de petites douceurs acidulées, tendres, attachantes, tristes ou humoristiques, parfois corrosives qui nous permettent d’approcher sans crainte la grande faucheuse, de la contempler avec curiosité, de l’observer déployer ses pièges qui se referment implacablement sur ses innocentes victimes. L’auteur a accepté de nous dévoiler ses secrets et nous offre en exclusivité une des nouvelles qui hantent son dernier livre. Je vous laisse donc en compagnie de Marie-Ange et de sa trop célèbre héroïne, en me retirant sans bruit de peur qu’elle ne me remarque… Puisque je survis à tant d’enfants "Je suis sur le mauvais versant de la montagne et je descends tout schuss comme un skieur sans freins qui va finir par s’éclater contre un sapin. Le matériel commence à merder plus ou moins discrètement – faiblesses diverses, douleurs variées, trucs qui calent, machins qui coincent, rides et flapissures des chairs – mais on tente de me convaincre que cette décrépitude, ressentie chaque jour comme une offense à ce que j’ai été, n’est qu’une broutille aisément réparable, youpi. Dans ma télé à l’heure de la pub, on me vante les mérites d’une crème resurfaçante tartinée sur les joues d’une vieille (vingt-deux ans à tout casser) qui semble, en effet, impeccablement resurfacée – je ne sais pas quel génie a inventé ce vocabulaire mais j’espère qu’il a été payé correctement. Une autre vioque, tendance Jane Fonda vers quarante-trois ans, perchée sur le dos d’un chameau dans un Sahara filmé en Andalousie, se fiche bien de ses fuites urinaires, vu qu’elle porte sous son jean de baroudeuse la protection Tralala force 7. Sur un ton pimpant, comme on offrirait à un bébé la totoche de ses rêves, on me propose de la colle à dentier, des baignoires à porte, des fauteuils qui montent l’escalier tout seuls et redescendent également. De plus, avec ma retraite fort juteuse paraît-il (bonne nouvelle), je passe mes hivers à voguer sur des paquebots moquettés de la cale au troisième pont, avec partie de bingo à l’apéro. À vrai dire, à la seule vue de ces séquences radieuses, j’ai envie d’aller me pendre dans la grange du voisin. On perd beaucoup de choses, tout au long du chemin. Son doudou préféré (le choc est rude), le nombre de dents de lait réglementaire, une « meilleure copine » de CP passée au camp adverse, quelques fiancés attirés, eux aussi, par un camp adverse affichant un 95 D. Après, on paume des chaussettes (digérées par un lave-linge hostile), les deux tiers de ses muscles fessiers, la jeunesse et l’insouciance. De plus, je suis obligée de constater que, depuis quelque temps, on meurt beaucoup autour de moi. Et quand l’autre meurt autour de moi, je passe par des climats variables : un chagrin paniqué qui se réveille chaque fois que le soleil brille sur un souvenir ancien, chaque fois que cette lumière te ressemble et que ce lieu a gardé la mémoire de ta voix ; une solitude infernale quand je vois une petite fille trottiner fièrement en tenant la main de son gigantesque papa – mais c’est une joie aussi ; un triste vertige quand je passe devant « chez toi » (ce n’est plus chez toi puisque la pancarte obscène annonce « vendu » et qu’on ne boira plus jamais de vin blanc devant la cheminée) ; un coup de tendresse chaque jour d’hiver où j’enfile les improbables chaussons fourrés que tu étais allée me dégoter au Super U de Cabourg ; un coup de rage à te savoir allongé sous cette plaque de marbre, toi qui étais toujours debout, et si grand debout ; ou alors, que dalle, ni chaud ni froid, pas la moindre brise. J’ai même éclaté de rire à l’annonce du décès d’un spécimen imbuvable qui avait passé sa vie à pourrir celle de ses contemporains. On m’a dit que je n’étais pas la seule à avoir ri spontanément, comme on éternue, en apprenant la nouvelle – ce résultat navrant laisse supposer qu’on a foiré quelque chose dans son « rapport à l’autre », comme on dit dans L’Altruisme en 20 leçons. On perd beaucoup de choses, et puis, un jour de triste lumière de janvier, ou en pleine renaissance d’avril alors que tout s’illumine – les petites feuilles froissées, les pétunias et les ours mal peignés, les amours et les piafs dans leurs nids –, on perd la vie et on s’en va tout seul dans le noir. Cette perte-là vous a un petit côté définitif qui ratatine d’angoisse – quand c’est fini, c’est fini, on ne perdra plus jamais de chaussettes ni d’amis, on ne sera plus jamais nulle part sur cette terre. Voilà pourquoi, si la disparition d’un être moyennement cher ne m’inspire qu’une tristesse relative, il m’arrive de repérer, mêlée à cette tristesse, bien planquée derrière, une minuscule touche de satisfaction, un inavouable petit « ouf » : l’autre est parti et moi je suis toujours là. Sauf odeur de sainteté, amour énorme ou culpabilité congénitale ayant résisté à vingt-huit ans d’analyse, on préfère quand même, malgré tout, rester quand l’autre part. Pour nous faire gober en douceur ce néant inacceptable où nos corps silencieux chuteront un jour, les religions nous font miroiter une existence éternelle, ailleurs – il paraît que c’est plus festif. J’ai fait ma première communion, je me suis copieusement barbée à la messe du dimanche, j’ai séché le catéchisme, j’ai filouté en confession, inventant des péchés de médiocre intérêt, piqués sur ma voisine de classe – abus de confiture, vol de 30 centimes dans le sac maternel. Le catholicisme fut donc ma religion il y a fort longtemps, et, comme un vulgaire tour operator, il me fourgue un projet post mortem : paradis, enfer, purgatoire. Au paradis, je passerais les siècles et les siècles dans une viscosité mentale nommée béatitude, à contempler Dieu entre deux concerts de harpe. Merci bien. Les concerts casse-couilles, j’ai déjà donné. À l’autre bout, d’après mes souvenirs de petite fille horrifiée, c’est le barbecue. Comme disait ce vieux Victor Hugo : « Enfer chrétien, du feu. Enfer païen, du feu. Enfer mahométan, du feu. Enfer hindou, des flammes. À en croire les religions, Dieu est né rôtisseur. » On m’envoie donc griller dans l’huile bouillante façon chichi des plages, tandis que des créatures hystériques m’arrachent les canines sans anesthésie. Il semblerait qu’aujourd’hui ce concept pour le moins grotesque soit boudé par les croyants, et même par les professionnels de la religion, pour la bonne raison qu’il colle moyen avec l’image d’un Dieu bon qui pardonne. L’enfer version soft serait maintenant un refus opiniâtre d’entrer dans l’amour de Dieu et de pointer aux concerts de harpe. Pas de quoi effaroucher un païen. Quant au purgatoire, il s’annonce comme une attente de purification. J’ai déjà donné aussi, aux urgences de l’hosto, avec un crayon dans l’oeil : c’est très long, l’attente. Privée d’au-delà par ma faute (si j’adhérais au programme, j’aurais un au-delà), je dois occuper de la manière la moins bête possible le temps qui me reste dans cette vie d’ici-bas où se mêlent le paradis, l’enfer et le purgatoire – dans des proportions injustes, selon qu’on a gagné ou non à la grande loterie qui distribue, au pif, richesse, mouise, choléra, guerres et tsunamis. Je ne sais pas si ce temps se compte en minutes (putain de camion), en mois (cochonnerie de cancer du poumon que j’ai bien cherché, dira l’affectueuse vox populi, à fumer trois paquets à l’heure depuis quarante ans) ou en décennies (à la fin, toute fragile comme une virgule, étalée sur un plumard dans la chambre 12 du bâtiment B – j’aimerais mieux pas). Par prudence, de nobles âmes préconisent de savourer chaque jour comme si c’était le dernier. Chouette idée, j’ai essayé. Se lever à l’aube et contempler le dernier soleil de juin sur la dernière fleur en mâchant intensément la dernière tartine plongée dans le dernier café, c’est carrément crispant. On ne tient même pas jusqu’à la sieste (la dernière) et, vers 13 h 30, on décide de vivre dorénavant dans la futilité la plus venteuse. Comme on se gave de camembert au chocolat après une semaine de soupe au chou. Pourtant, puisque je reste, puisque je survis à tant d’enfants, à tant d’amis, je ne peux pas leur faire le coup de saloper le cadeau qu’on leur a enlevé. Alors je nage dans le bonheur, c’est la moindre des politesses. Évidemment, je continue de m’énerver contre les rhumes et les plombiers – même si je frôle le nirvana dans sa version la plus détachée des tuyauteries mal foutues, il faut pas me prendre pour une truffe. Et parfois, je débloque un peu. Quand j’ai peur, quand j’ai froid, j’achète un sac. J’ai déjà trente-deux sacs, mais dans ce nouveau modèle, je vais enfin pouvoir ranger une vie plus belle où personne ne mourra. C’est du moins ce que je crois, le temps de sortir de la boutique, comme certains croient faire tomber la pluie en dansant le charleston.(Les acheteurs compulsifs et autres toxicomanes me comprendront.) Sinon, je regarde ceux que j’aime et je les trouve beaux. Je caresse le chat, qui s’enroule autour de ma main comme si j’étais le centre de son mystère. J’arrose les plantes et les amitiés, je guette l’arrivée du printemps en écoutant la Mélodie hongroise de Schubert jouée un chouia trop vite par la pianiste de service – ce qui massacre un peu la superbe mélancolie de la chose mais c’est pas grave. Je ne cherche plus le bonheur dans sa version flamboyante avec sentiments haut perchés et perfection à tous les étages, je le trouve là où  il est, modeste et furtif comme les petites fleurs vertes qui poussent dans les montagnes du Vietnam. Elles naissent à l’aube et meurent à midi juste, elles ont été magnifiques, c’était leur rôle." Marie-Ange Guillaume - Tout le cimetière en parle - Editions Le Passage Retrouvez ce livre sur Cultura.com


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