Et l'inspiration naquit de tes déboires!

Comme tous les matins, ton réveil sonne à 7h40. Tu n’as jamais réellement su pourquoi cette heure précise mais il y a un jour où tu l’as choisi et depuis lors, tu t’y es tenue. Il y a maintenant une routine dans ta vie et quel que soit le jour, tu te réveilles à la même heure, ça te rassure. Tu t’es déjà demandé si tu n’essayais pas de remettre en place un certain schéma familial mais ni ton père ni ta mère ne se levaient aussi tôt. Et ils ne se lèvent toujours pas aussi tôt maintenant qu’ils sont à la retraite et retirés dans leur ancienne maison de vacances. Bref, tu ne sais pas pourquoi mais tout les jours tu te lèves à 7h40. Sauf aujourd’hui. Aujourd’hui, comme par un miracle du saint esprit ou un mauvais sort chamanique, tu éteints ton réveil après la troisième sonnerie.

 

Tu as bien hésité mais le sommeil s’est recoulé dans tes veines comme le venin d’un serpent dans celles d’un rongeur qui ne peut plus lutter. Alors tu te glisses à nouveau dans les bras de Morphée et rejoins le rêve que tu avais laissé. Tu ressens à nouveau la brise de l’été te chatouiller les bras nus, perchée en haut du pic du midi que tu as jadis gravit. Une odeur de forêt te parvient et tu sembles heureuse. Apaisée. Invraisemblablement, passe au dessus de toi une montgolfière avec à son bord ton chat et ton prof de math de cinquième, incroyablement sexy. Tu ne l’as pas vu depuis vingt ans mais tu ne te poses pas de questions. Quelques instants plus tard, tu te retournes et te retrouves dans une salle blanche dont l’odeur aseptisée te remonte jusqu’aux canaux nasaux. Tu la reconnais, c’est la salle d’attente de ton médecin. Il y a comme à chaque fois que t’y vas, ce vieux type grassouillet qui n’arrête pas de renifler - et tu le penses, d’avaler sa morve. Tu n’as même pas le temps de te demander pourquoi il est toujours là que tu pousses la porte du cabinet. S’offre alors à toi la salle d’un café, manifestement un Starbucks comme tu en as tant vu aux États-Unis. Au loin, un bruit fort et sec qui se répète comme une de cloche d’église électronique. Sur une table juste devant toi, Stephen King écrit sur ta propre machine à écrire comme pour te rappeler que tu n’auras jamais autant de succès que lui. Soudain il lève la tête et te lance un regard perçant que tu peines à déchiffrer mais qui te met mal à l’aise. Il n’y a plus personnes dans la salle à part vous deux et le bruit de cloche se rapproche de toi. Ton environnement s’éloigne comme un décor de carton sur roulette que des intermittents tirent avec vigueur. Une main géante t’attrape et t’entraîne loin de là. Bientôt tu n’entends plus que le bruit incessant qui te brise les tympans. La main te lâche et tu tombes, totalement impuissante. Tu te réveilles. Tu t’assois dans le lit en sursaut, une goutte de sueur perle sur ton front et tes draps sont sens dessus dessous. Ton t-shirt de nuit est remonté jusque sous ta poitrine et ta respiration est saccadée. Tu tournes la tête vers la gauche, là où est ta table de nuit - sur laquelle repose le dernier Stephen King - et tu attrapes le verre d’eau que tu places là tout les soirs. Tu n’as pas pris une seule gorgée que tu recraches tout en voyant l’heure sur ton réveil. 9h14. Tu ravales le filet de bave après avoir poussé un petit cri de surprise. Tu te lèves avec force mais sans panache et retires ton pyjama trempé. Nue dans ta chambre, tu cherches de la main l’interrupteur en manquant de trébucher, mais tu te rattrapes de justesse sur ta machine à écrire. La lumière est revenue, tu te précipites sur ton armoire, enfiles des sous-vêtements, un pantalon et une chemise et tu t’élances dans la cuisine. Tu attrapes la cafetière et lance un café serré à la place du long-crème que tu prends habituellement le matin. Aujourd’hui pas le temps. Tu pestes en préparant ton sac, te maudissant de tout les noms de ne pas t’être réveillée à l’heure habituelle. Tu ne comprends pas ce qui à bien pu se passer. Plus que t’es questionnements, ton incompréhension totale te perturbe et ralenti tout tes mouvements, toujours un peu anesthésiée par le sommeil que tu n’as visiblement pas totalement évacué de tes veines.  En à peine sept minutes, tu as bu ton café, préparé ton sac, tu t’es brossée les cheveux – tu as fais l’impasse sur le maquillage – et a enfilé tes chaussures. Enfin tu attrapes les clefs sur le petit meuble à coté de la lourde porte d’entrée, tu sors, tu claques la porte et la verrouilles avant de te précipiter vers la cage d’escalier de l’immeuble. Après être descendue de deux étages tu t’arrêtes. Tu es persuadée d’avoir oublié quelque chose. Ton casque! Alors tu remontes, l’attrapes, sors de l’appartement, claques la porte, la ferme à clef et redescends les escaliers à toutes vitesse. En bas tu attrapes ton vélo que tu chevauches en roulant vers la rédaction du journal local où tu travailles.

 

Tu te frayes un chemin dans la ville, ton sac sur le dos et slalomant entre les voitures. En passant sous un pont, tu es forcée de rouler dans une grosse flaque d’eau laissée par la pluie de cette nuit. Tu tournes la tête et aperçois dans ta vision périphérique une voiture qui arrive. Oh non ! Tu accélères pour sortir de la flaque mais la voiture se rapproche inexorablement de toi comme un rouleau compresseur sur de l’asphalte fraîche. Tu n’y échappes pas. En te frôlant elle éjecte une quantité astronomique d’eau. Tu sens un océan de boue et de saleté qui s’abat de toutes ses forces sur toi. Tu es trempée de la tête aux pieds en moins de temps qu’il n’en faut à un pickpocket pour voler un portefeuille au pied de la tour Eiffel. Comme si tu n’en avais pas eu assez, la déferlante te pousse d’une telle force que tu tombes à la renverse, t’étendant grotesquement dans cette mer littéralement noire. « Mais euh ! Faites attention ! » Lances-tu machinalement en te rendant compte du manque de charisme dans ton interjection.

 

Péniblement, tu te relèves et découvres un trou dans ton jean au niveau du genou. Toi qui croyais que la journée ne pouvais pas plus mal commencer, voilà une autre galère servi sur un plateau d’argent au milieu d’une marre de crasse.

 

En arrivant devant le journal, tu essaies de pousser la porte mais elle te résiste. Alors tu pousses un peu plus fort mais toujours rien ne se passe. Tu baisses le regard et te rends compte que le verrou est poussé. L’entrée est fermée à clef. Encore trempée, tu t’essuies la main et sors ton téléphone. Tu ouvres l’application des contacts et, en en cherchant un particulier, tu passes à côté du contact « MonAmour » à côté duquel est apposé un petit cœur rouge et insouciant. Il y a à côté un petit « 5 » en gras, témoin des messages qu’il t’a laissés. Tu ne les regardes pas encore et va directement au numéro de ta meilleure amie et collègue. Tu laisses sonner un peu et au bout d’une quarantaine de secondes tu entends sa voix au bout du fil. « Allo ?...Oh tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente que tu décroches…désespérée….Oui, c’est fermé ! Qu’est-ce qui se passe ? …Personne ne nous a prévenues… Quel mail ?...Une faillite ? [modéré]…Donc nous sommes au chômage…Te raconter mes vacances ? Pas maintenant, désolé. ».  Tu n’as pas la force ni l’envie de lui raconter quoi que ce soit. Un peu paumée, tu décides de rentrer chez toi, de te changer et de te rendormir.

 

Tu ne te réveilles que dans l’après-midi, assommée par ta courte mais éprouvante matinée. Tu regardes ta montre, il est 15h. Tu te sens bizarre et comprends rapidement que c’est parce que tu ne t’es jamais levée aussi tard depuis l’anniversaire des seize ans de ta meilleure amie, et ça fait bientôt dix ans. La sensation étrange que tu éprouves est aussi due au fait que tu as dormie toute habillée. Tu t’en souviens : après être rentrée ce matin, tu t’es changée et t’étais écroulée directement sur ton lit sans autre forme de tergiversation. En y réfléchissant, c’est aussi aux seize ans de ton amie que tu t’es réveillée toute habillée pour la dernière fois. Toutes ses réflexions te font penser qu’il serait aussi peut-être judicieux de repousser légèrement l’heure du réveil. Jamais tu aurais cru pouvoir dormir autant, il y a manifestement de la fatigue à rattraper. Tu la rappelles et fixe un rendez-vous dans l’après-midi…un peu plus tard dans l’après-midi. Tu essaies d’écrire un peu sur ta machine mais rien ne sort. Tes idées sont gelées dans un tiroir rouillé bien enfoui au fond de ton cerveau. Tant pis, tu décides de sortir. En quittant ton immeuble tu repenses aux derniers mois que tu as passés à la rédaction en essayant de retrouver des indices dans ta mémoire qui permettraient de te faire dire que oui, tu aurais pu prévoir cette faillite. Mais tu ne trouves rien et tout ce que tu as réussi à faire, c’est de te replonger dans un état d’esprit morose de fraîche et nouvelle chômeuse, presque le même état d’esprit que tu avais quand ta mère te demandait de ramasser toutes les crottes du chien dans le jardin quand tu étais enfant.

 

Sur le trottoir, à par des excréments qui te rappellent ceux de ton chien d’autrefois, tu croises des pères et des mères qui rentrent avec leurs enfants de l’école. Une bonne moitié des enfants ont un sourire qui s’étend d’une oreille à l’autre tandis que l’autre moitié tire une tronche que toi-même n’as jamais tirée. Tu te demandes pourquoi, alors tu tends l’oreille pour capter des bribes de conversation. Rapidement tu apprends que c’est la rentrée scolaire et que tous ces enfants rentrent de leur premier jour de classe. Tu te trouves bête en regardant ton téléphone pour vérifier la date. Lundi 7 septembre. En passant à côté de toi, un petit lance à sa mère : « pourquoi c’est en septembre la rentrée ? ». Mais oui, pourquoi ? Te demandes-tu à voix basse. Ce petit garçon a raison. Pourquoi la rentrée ne se fait-elle pas en juillet, quand le temps est beau et qu’il fait chaud ? Tu lèves la tête vers le ciel et vois la couverture nuageuse s’opacifier comme une mer bleuté dans laquelle des dizaines de poulpes laissent échapper nonchalamment leur encre. Oui, le petit à raison, mettre la rentrée dans un mois aussi pourris que le mois de septembre est une idée des plus insensées. Ah non, en fait ! Un petit exercice mental te prouve rapidement que cette réflexion n’a pas de sens. Si la rentrée était en juillet, ce serait un bien plus mauvais mois. Et puis les vacances seraient plus tôt et moins chaudes. Il n’est pas non plus question de mettre les vacances en septembre, mois de la dégradation météorologique et donc mentale de tous les individus que tu considères comme normalement constitués. Non, tu es d’accord qu’il faut laisser la rentrée en septembre – un truc merdique pour un mois merdique, penses-tu poétiquement. En regardant à nouveau ton téléphone tu remarques un nouveau message de ton petit copain, s’ajoutant à la quinzaine d’autres que tu as reçus depuis ce matin. Tu te décides enfin d’ouvrir tes SMS. Et là, c’est autour de toi la dégringolade, tu tombes des nues, tu n’as pas de case. Il a rompu. Par SMS. Ton mec a rompu par SMS. Tu es presque plus choquée par la forme que par le fond et te dis rapidement qu’un homme larguant par SMS n’est pas un homme avec qui tu aimerais être. Ça tombe bien…tu n’es plus avec lui. Les choses n’allaient pas au plus fort ces temps-ci et tu avais justement pris des vacances, seule, pour réfléchir. Apparemment, lui à bien réfléchi. Et avec une autre. Tu repenses rapidement à tous les bons moments que vous avez vécu, tu l’aimais malgré tout. « Septembre, tu descends encore dans mon estime », lâches-tu à mi-voix comme si tu devais trouver un bouc émissaire à la poisse qui te suit depuis ce matin.

 

Un peu plus tard, tu retrouves ton amie dans un coffee shop. Pour essayer de rendre cette journée un peu plus supportable, tu prends un long cappuccino et un muffin en accompagnement. La fraîcheur est descendue avec la pluie qui s’efface enfin. Quand plus une goutte ne tombe dehors vous sortez, vos cafés en mains, et allez marcher dans un petit parc. Vous discutez à propos de vos vacances, vous échangez quelques souvenirs d’enfances et vous rigolez un peu. En l’espace d’un instant tu oublies tes mésaventures de cette journée de septembre le maudit. Tu oublies tes déboires jusqu'à ce que Lauren reviennes sur ce qui c’est passé ce matin : « Au fait, Que t’es-t-il arrivé ce matin ? ». Alors tu lui racontes ta journée de ton réveil jusqu'à ces quelques instants avant que tu la retrouves où tu comprenais toute la misère du mois de septembre. Tu conclus en disant qu’il ne manquerait plus que ta mère appelle pour annoncer un décès dans la famille. A peine termines-tu ta phrase que ton portable sonne. Est-ce ce l’autre qui tenterait de se rattraper ? En fait non, c’est ta mère. Ta prophétie se réalise-t-elle ? Le monde bouge autour de toi, tu trembles et sens la terre faire de même sous tes pieds qui, tu le sens, vont bientôt lâcher sous ton poids plume. Tu ne veux pas, tu te résignes et tu ne décroches pas. Mais la sonnerie se fait entendre à nouveau et tu succombes à la tentation. Tu échanges rapidement quelques paroles avec elle avant de raccrocher. Lauren s’approche de toi et efface une larme qui perle sur ta joue. Le chat est mort. Tu en as marre. Tu en as marre de cette journée. Tu en as marre, alors tu  lâches complètement prise et laisses ton corps se sécher de toutes ses larmes. Tu es sensible et autant de mauvaises nouvelles ne devraient pas arriver aussi subitement dans le cœur d’une sensible. 

Lauren te regarde avec un mélange de compréhension, de pitié, et de tristesse car elle t’aime et c’est bien la seule touche de couleur dans cette journée d’une morosité grandiose. Elle te regarde un peu plus sans mots dire et là, elle te sort un encouragement qui renverse rapidement la situation de ton malheur. Elle te dit : « tu n’arrives pas à écrire n’est-ce pas ? Eh bien écris sur tout ça. ». « Tout ça quoi ? » Demandes-tu en essayant de déchiffrer son énigme. « À propos de ce qui t’arrives. Écris ton malheur. N’est-ce pas Stephen King qui disait qu’un écrivain doit écrire sur ce qu’il connait ? ». Elle et Stephen King ont raison ! Une lumière s’allume en toi et tes jambes se raffermissent. Le monde cesse de trembler et tes larmes se tarissent. Un petit sourire point même au bord de ta bouche. Une douce musique attire ton attention au loin. Qu’entends-tu ? Mais oui ! Ce sont les sanglots longs des violons de l’automne. Ceux-là, te jures-tu, ne blesseront plus jamais ton cœur d’une langueur monotone. Une sensation de frissons parcours ta colonne vertébrale jusqu’au bout de tes doigts. Tu ne peux plus attendre, il faut que t’y ailles. Il faut que tu écrives, une idée fait déjà éruption dans ta tête. L’inspiration naît de tes déboires ! Face au retournement de situation, Lauren se retrouve seule dans le parc avec ton cappuccino à moitié terminé. Seule mais heureuse de l’effet qu’elle n’aurait pu escompter.

 

En arrivant chez toi, tu te jettes sur ton bureau d’où tu dégages une pile de lettres et d’autres documents. Tu replaces ta machine à écrire bien en face de toi et vérifies qu’il te reste encore de l’encre dans ta bobine. Tu te frottes les mains, impatiente de commencer, envieuse d’entendre les mots et les phrases s’enchaîner dans les cliquetis mécaniques. Septembre pourrait finalement devenir un mois bénit par les dieux de l’inspiration. Tu insères une feuille dans la machine et commences directement à taper : « Comme tous les matins, ton réveil sonne à 7h40 …».

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