Un 22 septembre

22 septembre 1944, Allemagne

 

 

 

Les larmes lui montaient aux yeux. La douleur commençait à lui irradier le bas du dos, jusqu’à la pointe des pieds. Les femmes autour d’elle s’affairaient. Dans leur gourbi, où elles étaient une quinzaine à dormir et se laver — à la vue des autres — en-dehors de leurs heures de travail au service de l’Allemagne, chacune exécutait sa tâche en silence. Quelques murmures s’élevaient à droite, à gauche, mais ils étaient à peine perceptibles. La jeune femme, pendant ce temps, peinait à trouver une position dans laquelle elle se sentait bien. Assise, debout, allongée, sur le côté, accroupie, rien n’allait. L’odeur d’humidité persistante lui donnait la nausée.

 

 

Le bas de son corps se crispait à mesure qu’elle sentait son bassin s’écarter. Une femme, plus âgée que les autres, sans doute italienne, lui mouillait le visage en chuchotant des mots qu’elle ne comprenait pas. Son regard exprimait la bienveillance, et s’il pouvait parler cette nuit-là, il aurait dit « tout va bien ».

 

 

Un point sur le cœur l’obligea à se pencher en avant. Elle avait envie de crier, d’insulter le monde injuste dans lequel elle vivait. Elle se retenait, cependant. Les gardes qui les surveillaient se montraient magnanimes envers elle. Après tout, elle portait la vie. Mais il y avait des limites. Si elle hurlait à la mort au beau milieu de la nuit, elle risquait d’être privée de nourriture le lendemain, et lui… pire encore. Alors elle se retenait.

 

 

Les autres femmes se réunirent autour d’elle. Elles disposaient autour d’elle eau chaude, linges à peu près propres, tabouret, eau presque fraîche. Certaines lui tenaient les mains, d’autres le ventre. Une lui caressait la jambe en chantonnant en allemand. Une autre tressa ses longs cheveux mouillés par la sueur qui coulait le long de son corps. Elle le sentait descendre. Instinctivement, elle plia les genoux. Les autres comprirent et s’écartèrent et chacune y alla de son conseil.

 

 

Mais aucune ne parlait sa langue. Elle distinguait de l’allemand, de l’italien, du polonais et même du russe, mais elle était la seule française. Pourtant, même si elle ne les comprenait pas, elle absorbait leur énergie avec une facilité presque déconcertante. Elle les imitait lorsque celles-ci lui montraient comment respirer, elle poussait à leur signal. À la fin, elles ne chuchotaient plus, elles criaient. Au diable, les nazis. Ils pouvaient bien rentrer, ils allaient devoir affronter quinze femmes effarouchées prêtes à sortir les griffes pour protéger cette femme qui donnait la vie.

 

 

Lorsqu’ils entrèrent pour leur hurler de se taire, les cris cessèrent. Enfin, les leurs. Ceux du nouveau-né se mélangèrent aux sanglots de la mère, épuisée. Il ne purent que contempler, silencieux, le spectacle de la vie qui naissait au milieu de la froideur mortifère de la guerre.

 

 

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22 septembre 1994, France

 

 

 

« Papa ? Papa !

— Hum ? Oui ?

— Tu es encore parti loin, rit Corinne en caressant son ventre.

— Oui, sûrement… »

 

 

 

Jean-Yves leva les yeux vers le ciel. Pour toujours, il ne sut jamais ce qui s’était passé cette nuit-là. Il y pensait souvent, comme maintenant. Les larmes lui montaient aux yeux.

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