Armina et la Banshee

Armina n'avait rien d'autre à se mettre aujourd'hui qu'une longue robe au tissu lustré. Elle regardait de biais son visage dans la glace et balançait légèrement les bras le long de son corps, tournait son buste tantôt vers la droite tantôt vers la gauche en changeant de profil. Ses cheveux noirs tirés en arrière formaient une longue tresse qui lui tombait dans le creux des reins et sa longue robe sombre dévoilait juste ses pâles orteils. Sa peau très claire appelait le frisson et sa chevelure très sombre sculptait son visage aux traits fins et délicats. Elle avait des lèvres rouge vif et un regard qu'elle soulignait au crayon noir. Avec la paume de sa main, devant son miroir, elle passait et repassait aux endroits où la robe était la plus lustrée. Comme si elle cherchait à en ternir l'éclat. Elle ne croisait jamais tout à fait son regard dans le miroir.

Les volets de la chambre pénétrée de silence étaient clos. Le lustre placé au dessus du lit éclairait la pièce d'une lumière électrique crue et violente. Après être restée longtemps debout, Armina éteignit la lumière et se coucha. Elle s'allongea avec lenteur puis posa sa tête sur l'oreiller, sa longue tresse écartée au bord du lit, sa pointe parfaite dans le vide. Elle ne ferma pas les yeux avant longtemps, cherchant dans l'obscurité des formes familières. Ses doigts légèrement repliés, elle enfonçait ses ongles dans le tissu, puis elle attendait ainsi que le sommeil la libère de son ennui.

Elle se réveilla au creux de l'après-midi. Celui-là était tiède et lourd. La fenêtre repoussait dehors une chaleur épaisse. Les rayons s'infiltraient timidement à la jointure imparfaite des volets. Les feuilles du tilleul juste sous la fenêtre bruissaient comme une pluie légère et continue. Peut-être d'ailleurs était-ce la pluie. Pourtant on entendait le chant des oiseaux au loin dans le jardin. Voilà plusieurs jours qu'Armina n'y avait pas mis les pieds. Elle le regardait derrière sa fenêtre, et seulement quand on venait lui ouvrir ses volets. Son horizon se limitait à l'encadrement en bois peint en rouge. Au-delà de cette frontière, le monde s'évanouissait pour elle dans un brouillard gris bleu. Elle connaissait tous les détails et toutes les métamorphoses de ce paysage.

Aujourd'hui, les volets d'Armina resteraient clos, elle en avait le pressentiment. Personne ne viendrait lui ouvrir. Elle devinerait le monde extérieur depuis sa chambre close, aiguisant tous ses sens. Elle resta couchée plus longtemps encore que d'habitude. Ses doigts dans son sommeil avaient fini par se décrisper. Le vernis au bout de ses ongles commençait à s'écailler légèrement, elle en repasserait aujourd'hui pour s'occuper. D'ailleurs, elle s'étonnait de ce qu'il s'en aille si vite. Il n'y en avait aucune trace sur ses draps. Sa tête était lourde d'ennui. Les rayons qui pénétraient la pièce arrivaient obliquement sur la glace de l'armoire. On aurait dit qu'une nouvelle fenêtre s'entrouvrait de ce côté de la chambre. La lumière blanche qui se reflétait était étonnamment forte et aveuglante. Armina eut soudain très chaud. Elle n'avait jamais supporté la sueur sur sa beau blanche, elle sentit son cœur qui battait plus vite. Le miroir se mit à trembler, d'abord légèrement puis de plus en plus fort. Elle se leva d'un bond pour l'empêcher de tomber. Et la puissante lumière disparut aussitôt. Elle remarqua des traces de griffures et de vernis rouge tout autour du miroir. Pourtant, elle ne se souvenait pas de l'avoir ainsi attaqué. Au même moment, elle entendit que l'on montait dans l'escalier. Le bruit avait dû alerter toute la grande maison. Aux coups secs dans la serrure, Armina sut  tout de suite de qui il s'agissait. Sa mère fit brusquement irruption dans la chambre, elle avait le regard noir et les lèvres pincées :

  • Cela ne finira donc jamais ?! Sais-tu que ton père en ce moment reçoit des gens importants ? Et tout le monde se demande d'où vient ce raffut !

Elle scruta les recoins de la pièce et repartit. Avant de refermer la porte, elle se retourna vers Armina qu'elle dévisagea de la tête au pied et lui dit :

  • Tu es folle. Nous ne pourrons pas te cacher encore longtemps !

Puis elle referma la porte de deux tours de clé mécaniques. Armina n'avait pas bougé. C'est comme si cet instant n'avait pas existé et elle avait déjà oublié les paroles venimeuses de sa mère. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'elle ne fréquentait plus le lycée. Ses parents racontaient partout qu'elle était malade et que sa fatigue ne passait pas. Le directeur du lycée avait déjà appelé plusieurs fois à la maison. Il voulait des explications car Armina ne pouvait pas manquer les cours indéfiniment. Son père avait coupé court à la conversation en assurant le directeur qu'Armina reviendrait rapidement. Mais il n'osait expliquer à personne ce qui s'était réellement passé. On ne mangeait pas de ces histoires-là chez les Lubec.

 

 

Depuis plusieurs jours, le père Lubec partait plus tôt que d'habitude au travail. Il ne supportait plus l'atmosphère qui régnait dans sa grande maison. Surtout ce qu'il y avait vu. Son esprit rationnel ne le tolérait pas. Et il en était convaincu, rien n'était inexplicable. Madame Lubec était beaucoup plus prudente dans sa façon d'analyser les choses. De son côté, elle refusait d'y croire parce que cela lui faisait terriblement peur. Et pour la première fois de leur vie, monsieur et madame Lubec s'étaient fâchés. Et ils en voulaient à Armina de leur causer autant de souci. Une fois son mari parti, madame Lubec alla s'asseoir dans sa cuisine. Elle ne quittait pas des yeux le miroir du salon qui lui faisait face à quelques mètres. Une semaine aujourd'hui que les faits s'étaient produits. Le miroir s'était mis à briller d'une lumière intense et pourtant dehors il faisait nuit noire. C'était comme si une fenêtre s'était soudain ouverte dans le salon des Lubec. C'était le soir d'Halloween. Ils étaient restés pétrifiés, personne dans la maison n'osait bouger. C'est à ce moment là qu'ils l'ont vue sortir. Une femme qui ne paraissait pas avoir d'âge, le visage légèrement ridé et pourtant les cheveux d'un blond éclatant. Elle tenait dans sa main droite un bol qui laissait s'échapper des gouttelettes rouges, sans doute du sang. La famille Lubec les avait regardées tomber sur le sol. Armina s'était avancée doucement vers la créature sortie du miroir, elle lui avait donné la main et était passée de l'autre côté. Madame Lubec s'était mise à hurler et son mari ne trouvait rien pour l'arrêter. Quand Armina réapparut, après de longues minutes qui parurent une éternité à ses parents, elle avait changé de tenue. Elle ne portait plus ses vêtements de tous les jours mais elle avait revêtu une longue robe au tissu noir moiré. La robe paraissait ancienne et le tissu était lustré par endroits. Madame Lubec s'était évanouie à force de crier et monsieur Lubec resta silencieux. Il regarda Armina monter l'escalier sans un mot. On aurait dit qu'elle ne voyait même pas ses parents. Monsieur Lubec s'était enfilé un grand verre de whisky pour faire passer le choc, il avait les mains qui tremblaient, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il ne pouvait même pas s'approcher de sa femme. Elle était allongée sur la moquette du salon, les gouttelettes de sang proches d'elle. Il la regarda se réveiller, les yeux hagards, comme si tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve. Elle scrutait la pièce pour se rassurer quand soudain elle tomba sur les taches sur la moquette. Elle fronça les sourcils et resta un long moment à les regarder. Puis elle se leva et alla chercher machinalement de quoi les nettoyer. Avec une simple éponge tout d'abord et comme cela ne suffisait pas, elle revint avec des renforts de chiffons et de produits. Elle n'avait rien trouvé de mieux pour faire passer le choc. Pendant ce temps là, monsieur Lubec finissait tranquillement de siroter son whisky. Il avait de toute façon perdu tous ses repères pour la soirée. Ni l'un ni l'autre ne voulait monter dans la chambre d'Armina. Ils avaient peur de tomber sur quelque monstre ou de voir leur fille métamorphosée. C'est elle qui redescendit la première, ses pas dans l'escalier ne faisaient aucun bruit. Madame Lubec, toujours occupée au sol, crut mourir de peur une seconde fois en voyant soudain Armina qui se tenait au milieu du salon. Son père la regardait, effaré, il remplit à nouveau son verre d'une main tremblante. Le visage d'Armina paraissait avoir changé. Ses yeux surtout, qui n'avaient plus la même expression calme et docile. Ses prunelles renvoyaient maintenant quelque chose d'indéfinissablement placide et froid. Madame Lubec s'arrêta de frotter le sol et quand ses yeux croisèrent ceux de sa fille elle eut envie de s'évanouir à nouveau.

  • Eh bien, lança monsieur Lubec, dis quelque chose. Ne reste pas plantée comme cela au milieu du salon !

Mais pas un mot ne sortit de la bouche d'Armina. Ses paupières ne battaient presque pas et monsieur Lubec avait peur de la réaction de sa fille. Elle s'approcha du miroir et en toucha les contours, comme pour trouver un moyen de l'ouvrir. Madame Lubec s'était levée et elle voulut prendre Armina dans ses bras, mais elle s'écarta de plusieurs pas et fronça les sourcils d'un air irrité. Madame Lubec resta figée un moment sur place, puis elle partit ranger toutes ses affaires de ménage. Monsieur Lubec répéta sa question mais aucun mot ne sortit de la bouche de sa fille. Il eut droit au même regard.

Il avait fini, au bout de plusieurs jours, par se résoudre à appeler un médecin. Cette situation ne pouvait pas durer plus longtemps. Armina ne prononçait plus un mot depuis le jour de l'événement et cela inquiétait sérieusement monsieur et madame Lubec. L'événement. C'est ainsi que l'on évoquait à la maison ce jour terrible. Mais il ne pouvait pas raconter cela à un médecin. On le prendrait pour un fou, ou pire encore, on se moquerait de lui et sa réputation serait ruinée.

Monsieur Lubec conduisit le médecin jusqu'à la chambre d'Armina en ayant mille questions et sensations qui se bousculaient dans sa tête. Qu'allait-il croire en voyant qu'Armina ne prononçait plus un mot ? Mais à sa grande surprise, une fois le seuil de la porte franchie, Armina accueillit le médecin d'un bonjour franc et presque mélodieux. Monsieur Lubec ne se sentit pas bien et préféra laisser le médecin seul avec Armina. Pendant ce temps, madame Lubec était sortie de sa cuisine et elle attendait son mari au pied des escaliers :

  • Elle a parlé ! chuchota monsieur Lubec. C'est à n'y rien comprendre !

  • Moi je crois qu'elle se moque de nous et qu'elle invente tout cela pour éviter le lycée !

  • Mais tu as vu la même chose que moi. Elle ne peut pas l'avoir provoqué !

Marie Lubec fit signe à son mari de se taire. Il était en train d'hausser la voix et ce n'était surtout pas le moment d'attirer l'attention. Ils allèrent s'asseoir dans leur salon, s'occupèrent comme ils purent et attendirent dans un silence pesant que le médecin revienne. L'horloge qui trônait au milieu d'un haut meuble en bois vernis produisait un tictaquement insupportable. Léopold Lubec avait beau essayer de faire abstraction, il n'y arrivait pas. Il reprenait encore et toujours la même phrase de son article de journal et ne parvenait pas à aller plus loin. Marie Lubec restait les yeux dans le vide ce qui agaçait prodigieusement Léopold. Ils sursautèrent tous les deux quand ils virent Armina qui se tenait en silence en bas de l'escalier. Dans sa main droite elle tenait le même bol, dégoulinant de sang et qui laissa encore s'échapper des taches que madame Lubec regardait tomber en tremblant. Ses yeux semblaient avoir perdu toute humanité. Elle s'avança vers le miroir qui soudain se mit à brûler, le traversa puis elle revint dans le salon plus pâle que jamais. Le bol avait disparu. Elle s'évanouit et monsieur Lubec arriva juste à temps pour la retenir. La robe avait disparu et ses yeux avaient retrouvé leur éclat naturel. Monsieur et Madame Lubec se dévisagèrent. Ni l'un ni l'autre n'avait envie de monter l'escalier. Ils venaient de faire un pas de plus dans le monde des ténèbres.

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