La Bête

          C’était une nuit sans lune. Noire, obscure, dangereuse… Et comme chaque année, elle éprouva le plus grand mal à retenir son excitation. Son souffle était bruyant, ses yeux luisaient avec intérêt et ses muscles, tendus à l’extrême, fourmillaient d’impatience. Le rictus qui déformait son faciès était indéfinissable. Une composition cauchemardesque où les balafres s’associaient aux brûlures pour former un ensemble qui aurait terrorisé le plus brave des hommes, même le soir d’Halloween. Les trois garçons qu’elle avait pris en chasse étaient seuls. Ils ne l’avaient pas remarquée. De trop nombreuses années à croupir dans sa tanière et à disparaître au moindre bruit l’avait rendue plus discrète qu’une ombre et plus insaisissable qu’un songe. Elle les suivit encore un moment, sans jamais risquer de les approcher de trop près. Mais sans jamais se laisser distancer non plus. Ses pas effleuraient à peine le sol. Son regard ne cillait jamais.

          Elle les observa s’adonner à leur étrange rituel. A cette surprenante jovialité qui déformait leurs traits chaque fois qu’ils frappaient aux portes en beuglant, pour repartir quelques instants plus tard, les poches pleines de friandises. Si seulement ils avaient vu la salive s’accumuler dans sa gueule… La bête aussi avait faim.

          Les garçons partirent en riant. Elle les observa s’éloigner au loin. Ils étaient habillés curieusement, très différemment des autres humains. L’un était recouvert d’un grand drap blanc qui lui donnait des allures de sommier dressé verticalement. L’autre portait une cape rouge si longue qu’elle traînait sur le sol. Le dernier, enfin, avait un hachoir fiché dans le crâne mais cela ne semblait pas le gêner outre mesure. La bête patienta. Elle avait patienté une année entière pour ce moment. Elle pourrait patienter quelques instants supplémentaires. Bientôt, le bruit des rires s’estompa complètement. Le groupe avait rallié la ville. Il n’y avait plus personne. Elle était de nouveau seule. Son attention se reporta sur la petite maison isolée. Pas de lampadaires. Peu de passage. Personne pour venir jouer les troubles-fête. Et surtout, aucun chien de garde pour renifler son odeur approchante. Elle patienta encore, une dernière fois, observant par la fenêtre l’étrange ballet qui se jouait à l’intérieur. Un homme, seul, allait et venait, d’une pièce à l’autre, pour disposer des morceaux de métaux, de verre et de porcelaine sur une table en bois.

          Soudain, elle se crispa. Une femme venait d’apparaître. Elle s’approcha de l’homme, l’enlaça, puis repartit. Sa proie n’était pas seule... Mais la bête n’allait pas renoncer pour si peu.

          Elle sortit de sa cachette avec une infinie précaution et s’approcha dans l’obscurité complice de la nuit. Une chouette passa au-dessus de sa tête puis s’éloigna dans les airs. La bête l'ignora. Une grande porte en bois lui faisait face. Elle frappa un coup sec et attendit, prête à fondre sur sa proie.

          Lorsque la malheureuse ouvrit la porte, elle bondit et se jeta sur elle :

Des bonbons ou la vie ! rugit-elle, les yeux exorbités.

A l’aide !

          L’homme qui venait de lui ouvrir hurla de peur et chuta au sol de façon théâtrale. Il se releva rapidement.

Il est très beau ton costume ! lui dit-il en souriant. Tu es déguisée en zombie ?

Sophie hésita.

Non ! En bête ! Je suis La Bête !

Eh bien, tu es un bien joli monstre en tout cas ! répondit-il en souriant.

          Comme elle ne dit rien, il remarqua derrière son maquillage repoussant, deux petits yeux remplis d’impatience. Il sortit aussitôt un sachet de bonbons du placard de l’entrée et lui tendit.

Tiens, régale-toi, tu es la plus belle de tous ceux que j’ai vu passer ce soir, alors je vais t’en donner encore plus ! Mais je t’en prie, ne t’en prends pas à ma famille !

Sophie fit mine de réfléchir et prit sa posture la plus effrayante :

On verra, si je n’aime pas les bonbons, je reviendrai peut-être pour me venger…

Puis elle repartit comme une furie sous le regard bienveillant de l’homme qui l’observa fuir vers la ville. C’est qu’elle lui aurait presque donné la chair de poule cette petite.

          Sophie était heureuse. L’homme l’avait trouvé belle. Comme chaque année, en ce jour du 31 Octobre, on la trouvait belle parmi tous les autres. Les autres jours, il n’y avait que sa mère pour lui dire ce genre de chose. Mais aujourd’hui, c’était différent. Aujourd’hui, elle était la plus belle de tous, elle en était certaine.

          En ville, les hauts bâtiments l’émerveillèrent. Elle les voyait si peu souvent… En général, elle évitait de sortir de chez elle. Les autres ne voulaient pas la voir. Elle leur faisait peur.

          Il était tard, mais les rues étaient bondées. Pourtant, au milieu de la foule, tous la remarquèrent. Les fantômes, les vampires et les citrouilles vivantes, tous ceux qui l’entouraient l’observèrent avec envie. Elle en entendit même certains se plaindre à leurs parents de leur costume nul et moche. Ils en voulaient un comme cette fille déguisée en zombie. Mais Sophie les ignora d’un air hautain, jamais ils ne parviendraient à lui ressembler.

          Elle se projeta de porte en porte, gonflant son sac à dos de toujours plus de sucreries. L’espace d’un instant, elle craint qu’il ne fut pas assez grand.

Les regards continuaient de se porter sur elle et cela la ravissait. Mais elle faisait semblant de ne pas le remarquer.

Eh ! Mais c’est La Bête ! Elle avait disparu, je croyais qu’elle était morte moi !

          Sophie se stoppa brusquement. Devant elle, un garçon de son âge, déguisé en araignée, la pointait du doigt. Autour de lui, beaucoup s’étaient arrêtés pour l’observer avec curiosité. Puis, comme un seul homme, ils commencèrent à s’esclaffer. La jeune fille se décomposa. Elle voulut pleurer, se téléporter chez elle, mais elle se retrouva incapable de bouger le petit doigt.

Ah oui ! C’est elle ! Trop dégueu ! Dit un autre en lui tirant les cheveux.

La bête, c’était comme ça qu’on l’appelait avant, quand elle allait encore à l’école avec les autres enfants.

          Sophie sentit les larmes couler le long de ses joues. Elle lâcha le sac de bonbons qu’elle tenait dans ses mains et s’enfuit aussi vite qu’elle put. Bientôt, elle se retrouva seule, essoufflée, sur le chemin de terre qui s’éloignait de la ville en serpentant dans la forêt.

Elle marcha une heure environ. Les larmes ne s’arrêtèrent jamais de couler.

Une petite maison apparut aux abords des grands arbres. Elle ouvrit la porte et monta l’escalier.

Alors, tu t’es bien amusée, ma chérie ? lui demanda sa mère depuis la cuisine.

          Elle ne lui prêta aucune attention. Elle s’enferma dans la salle de bain, s’assit sur le tabouret et pleura face à la glace. Elle retira son chapeau et remplaça son costume miteux par ses vêtements habituels. Son reflet l’observait dans le miroir. Devant elle, un gant humide reposait sur le lavabo. Elle l’attrapa et frotta rageusement son visage pour enlever le maquillage. En vain. Ce n’était pas du maquillage. C’était elle. Sophie. La Bête comme les autres la surnommait. Et ils avaient bien raison. Toute l’année, elle restait chez elle pour qu’ils ne puissent pas se moquer d’elle. Sauf le soir d’Halloween. Là, elle était libre. C’était le seul jour où elle se surprenait à mener une vie normale, à avoir des copains, des admirateurs, et des sourires… Mais c’était fini désormais. Elle ne sortirait plus jamais de chez elle.

 

          Elle passa les doigts sur la brûlure immonde qui lui mangeait la moitié du visage. On aurait dit un zombie. L’incendie aurait mieux fait de la tuer quand elle n’était encore qu’un bébé.

Vik
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