Le chant des morts

Oh ciel mouvant et nuages flous, qui ressemblent à des cétacés paresseux ! Les rayons du soleil palpitent sur mon œil, et l’azur me rappelle le tien, pupille profonde bordée d’eaux claires, ensablée d’éclats dorés. À droite, je vois la coque ovale et sombre de ma caravelle qui s’éloigne. Des volutes rouges s’échappent vers la surface, comme des bras désespérés d’atteindre le navire et de se hisser sur la poupe. Mais je ne remue pas.

            J’ai vu ta silhouette sur le pont. Quelques secondes, mais je pourrais tracer les contours de tes épaules et la courbe de ton genou avec un bandeau sur les yeux. J’ai couru vers toi, sans réfléchir. J’ai arraché mon tricorne et révélé les cheveux longs qui m’auraient trahie auprès de l’équipage. Toi, tu gisais, replié sur toi-même, ruisselant d’eau de mer et de larmes. J’ai regardé vers le port, invisible depuis longtemps, puis toi, puis vers le port encore. Est-ce mon départ qui t’aurait ranimé ? Étais-tu venu sur les docks avec les autres ? Je ne t’avais pas aperçu. J’avais vite filé vers la proue, pour demander au vent s’il ne voulait pas m’étourdir un peu. J’avais bien vite trouvé une, ou deux, peut-être trois liqueurs sucrées qui avaient exaucé mon souhait. Alors que je te contemplais, la lune avait déjà roulé deux fois au-dessus du mât depuis cette ivresse.

            Tu as relevé la tête, et la mer d’huile n’a pu m’empêcher de tressaillir. Je me suis souvenu de ton visage d’il y a une semaine. De tes joues penaudes et de tes lèvres sèches. De tes mots dégringolant le long de ta barbe, puis chevauchant un souffle glacé jusqu’à mes oreilles : « Je ne t’aime plus ». Mais là, sur le bois mouillé, ta bouche tremblait et ton front tressautait. Tes os battaient sous ta peau, et je sentais qu’ils te hurlaient de me toucher. Je t’ai saisi la main. Alors que tu te relevais, tu t’es écroulé dans mes bras, comme si tu ne savais plus marcher. Je t’ai soutenu de toutes mes forces. Ta joue posée sur mon cou, tu es resté là, longtemps. J’ai murmuré à ton silence que je serais revenue dans quelques mois, de toute façon. Je m’étais hâtée de me glisser dans ce bateau parce que c’était le dernier à partir ; lorsque l’automne s’installe, les départs se raréfient, et la brise qui décharne les arbres pousse les plus téméraires des marins à se terrer dans leurs maisons en attendant les premières fleurs. « Moi, je voulais partir vite, tu comprends » je t’ai chuchoté. « Parce que chaque dalle de la cité porte ton empreinte, et chaque chant de taverne dissimule ta voix dans ses replis sonores. Ta beauté déforme les statues de la fontaine, et même les vagues de la côte, la nuit, s’amusent à onduler au rythme de nos valses ».

            Tu ne parlais toujours pas. Tu as fini par te redresser, le nez penché sur moi. « Pourquoi es-tu partie avant-hier ? » tu m’as susurré, d’un ton qui ne te ressemblait pas. « Aujourd’hui est un jour maudit. Il est malvenu de naviguer. Tu ne connais pas les légendes ? » J’ai ri, un peu. J’ai répondu qu’elles m’avaient bercée jusqu’à ce je puisse marcher. « Pourtant, aucune de ces histoires macabres peuplées de créatures infectes ne m’ont autant atteinte que… » Ta figure s’est éclairée d’un large sourire, et je me suis tue. J’ai observé tes longues canines et la pointe de ta langue rose. Alors je t’ai souri en retour. Tu m’as caressé la joue, et la tiédeur qui s’est répandu en moi a chassé les frissons du dernier jour d’octobre. Ta main s’est faufilée jusqu’à mon dos. J’ai seulement eu le temps de voir l’éclat de ce qui ressemblait à une aiguille. La douleur qui m’a parcourue lorsque j’ai senti ma colonne vertébrale transpercée ne m’a pas alertée. De mes doigts, j’ai palpé ta mâchoire trempée et délicieusement fraîche. Un détail, en particulier, m’a émue. Tu as attendu. Tu as attendu que j’acquiesce. Seulement là, tes lèvres se sont déposées sur les miennes, d’une telle vigueur que nous sommes tombés à la renverse, tous les deux, dans les flots immobiles.

            Mon navire s’éloigne, emportant mes dernières goulées d’air avec lui. Les spirales écarlates s’élargissent, bondissant de ma peau lacérée. Je tourne lentement la tête vers les griffes nacrées qui déchiquettent ma chair. Je ne peux m’empêcher d’apprécier sa délicatesse. Son corps est craquelé d’écailles violettes, de la gorge à la queue, mais son visage a conservé ton apparence. Il ne cesse de me sourire. Parfois, sa main palmée chatouille mon menton, et je hoche la tête, encore et encore. 

            Ton regard à toi, le vrai toi, se noie-t-il, à cette heure ? Regardes-tu l’horizon, pendant que le brouillard se serre contre toi ? Tu as trouvé mon salon vide. Tu as vu que le sabre de mon père et son fourreau avaient disparu. Sans y croire, tu as martelé les dalles, écumé les tavernes, sillonné les fontaines. Tu n’as vu que mon fantôme. Tu n’y as pas cru. Pas aujourd’hui. Ce sont seulement les imprudents. Puis tu as repensé à mon visage quand tu m’as dit au revoir, vide et blême comme les coquillages que les bateaux traînent accrochés à leur poupe. Tu regardes la mer maintenant, nuageuse comme la saison, orangée comme le soir. Tu repenses, sans le vouloir, aux légendes qui racontent, implacablement, les récits de ceux qui cèdent aux monstres. Dans toutes les histoires, les esprits maléfiques ne s’emparent que des âmes perdues, apparemment. Ceux dont le sang n’est plus chaud, et dont la peau, sur leur squelette, ressemble au linceul jeté sur le cadavre. Ceux-là, on raconte, ont le cœur si transparent que lors de la fête des morts, leur monde et celui des décadents se réunissent. Ils ne peuvent rarement échapper à leurs nouveaux compagnons. Tu te rappelles comme nous riions, n’est-ce pas ? Comme nous balayions les sorts funestes d’un revers de bouche, persuadés que nos corps, joints comme ils l’étaient, ne pourraient jamais perdre leur chaleur.

           

            Jusqu’à la fin de la nuit froide, tu écouteras les vagues chanter.

 

Je chercherai chez les sirènes 

Celle qui te ressemblera

Ses griffes enfoncées dans ma chair 

Me rappelleront notre histoire 

Entraînée jusqu’au fond des eaux 

Je penserai à ton mirage 

Le bruit de la pluie de tes mots 

Ta présence les soirs d’orage  

La coque de ma caravelle 

S’éloignera sans un adieu 

Je regarderai vers le ciel 

Le remplacerai par tes yeux 

Quand tu apprendras mon départ  

Observeras-tu l’horizon ? 

Sur tes joues baignées de brouillard 

Est-ce que des flots couleront ? 

Penseras-tu aux quelques mois 

Pendant lesquels tu m’embrassais ?

Jusqu’à la taille dans les vagues  

Essaieras-tu de me sauver ? 

Tu céderas sous le chagrin 

Le même qui m’a étouffée 

Quand tu m’as soufflé, un matin  

Que tu ne souhaitais plus m’aimer 

Pendant que je rendrai mon sang  

Parmi les sirènes voraces 

Tu hurleras à l’océan 

De prendre ton corps à la place.  

 

           

           

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