"On ne veut que Justice"

  •  Samuel ! Descends ! Tu dois venir nous aider à préparer la fête de ce soir ! La voix fluette de sa sœur qui s’exclamait du bas des escaliers suffit à libérer Samuel de son sommeil. Il n’avait aucun souvenir du moment où il s’était assoupi et se sentait l’esprit brumeux. La pièce dans laquelle il se trouvait paraissait appartenir à un souvenir lointain, presque étranger à la personne qu’il était devenu. Pourtant elle était la sienne, le lit grinçant lorsqu’il se leva suffit à le lui rappeler. Un mauvais rêve pensa-t-il alors, de ceux qui nous font perdre le sens de la réalité. Cela lui arrivait souvent, de perdre pied face au réel, de la confondre avec un autre cauchemar et de s’oublier lui-même… Il posa son regard sur sa table de chevet. Son traitement n’y était toujours pas. Il se leva et s’égosilla à son tour. 

- J’arrive ! Maman ! Tu as oublié de mettre mon traitement dans ma chambre !

Le jeune homme de 15 ans n’attendit pas de réponse et dévala les escaliers, tous étaient là ; son père à la cuisine préparant les plats du soir, sa mère sculptant des bouches aux dents acérées et d’effroyables yeux aux citrouilles qui attendaient leur heure de grâce. Sa sœur, quant à elle, s’amusait à dessiner et à découper fantômes, sorcières et chauves souris qui orneront les tables et poutres du salon. 

  • Maman ! Je t’ai parlé ! Sa mère leva sur lui un regard agacé teinté d’une pointe de mépris. Il y était habitué et ne réagit pas. Il attendait simplement sa réponse. A mesure qu’il grandissait la femme qui l’avait élevé lui semblait moins impressionante, une partie de lui la trouvait même de plus en plus pitoyable.
  • Tu n’as qu’à chercher ! Il doit être dans la cuisine, j’ai suffisamment à penser avec la fête d’Halloween de ta sœur, ses amis arrivent dans deux heures, aide nous et prépare les sacs de bonbons plutôt que de râler ! 

Emilie avait insisté, cette année ce serait chez eux que se déroulerait Halloween. Sa fille était l’une des seules de son lotissement à ne pas célébrer les défunts. Son mari disait toujours que chez les Martins on ne s’amusait pas à moquer la mort, et surtout pas avec des costumes ridicules. Pourtant cette année, il en serait autrement : Emilie ne voulait d’un paria de plus dans la famille, alors sa fille se conformerait aux nouvelles mœurs locales et eux aussi. 

  • Allez Samuel s’il te plait !! Ce fut Anna, huit ans, qui cette fois insistait, le fixant tel un chaton quémandant sa pâtée. Elle savait que son frère ne pouvait lui résister. Si lui et ses parents possédaient une histoire compliquée, Samuel l’aimait, comme il pouvait, soit maladroitement, mais il avait l’habitude de lui céder tous ses caprices. Cette fois aussi il ne résista pas. Une heure durant, la maison fût paisible, il était rare pour eux de partager de tels moments, des moments sereins et sans animosité. Cette scène si rare pesa dans le cœur du grand garçon, en lui, seule une nostalgie dominée de mélancolie ne s’animait.  
  • Ça y est ! On a fini le plus gros ! On va pouvoir enfin se préparer, vas te laver en haut Samuel, nous c’est déjà fait et nous n’avons qu’à nous habiller et à nous maquiller. Ton costume est sur la table.

L’adolescent ne discuta pas les ordres de son père. Il n’avait choisi son costume, il n’avait pas même choisi de se déguiser mais sa sœur serait contente. Avant qu’il ne parte, celle-ci lui prit la main pour lui souffler un merci. Sa main était froide, ce fut tout ce qu’il retint. 

Après ça, tout fut vague, du moment où il descendit au salon au moment où les membres de sa famille se retrouvaient autour de lui, gisant dans des mares de sang. Il se souvenait de l’horrible monstre qui s’était emparé du corps de sa sœur. De l’effroi qui l’envahit puis de la rage qui s’empara de lui.  Des êtres qui tentèrent de le retenir, de l’emprisonner à nouveau. Puis plus rien. Enfin il la vit, sa petite taille, son visage innocent. Il la pria de lui parler, de lui revenir, pourtant, plus aucune vie n’émanait d’elle. On sonna à la porte, il hésita tout d’abord, mais se souvint des mots de son père : “ne jamais faire attendre un invité” et c’est naturellement qu’il s’empressa d’ouvrir. 

  • Incroyable ! On n'avait pas vu un tel carnage depuis au moins trois ans ! Alors Mr.Martin ? Comment vous sentez-vous ?

Samuel ne savait que répondre, l'homme au micro semblait insistant, la caméra fixée sur lui. Vêtu d’un costume très chic qui ne lui permettait pas de passer inaperçu, c’était avec une assurance mêlée de frivolité qu’il continua son laïus. Un autre le contourna, s’empressant d’aller examiner les corps qui jonchaient le plancher.

  • Et bien ! Notre homme paraît perdu ! Peut-être un élément en sa faveur ! Et bien M.Martin, répondez-nous ! Il va bientôt falloir vous réveiller de toute façon. 
  • Je… qui êtes-vous ? Bégaya difficilement Samuel.
  • Votre ami ! Peut-être votre pire ennemi ! Qui peut le dire  ? Ah… Comme j’aime ce moment lorsque notre meurtrier est pris la main dans le sac ! La deuxième caméra ignora une fois de plus Samuel pour se fixer sur le présentateur qui détourna le regard de l’intéressé. 
  • Bienvenue à tous dans notre incroyable émission du 31 octobre : “On ne veut que Justice ?” où nous décidons ensemble du destin de notre tueur ! La scène a dû vous faire froid dans le dos n’est ce pas ? La tension était palpable ! On y croyait presque plus, pour tout vous dire quand il s’est jeté sur sa petite sœur, je me suis dit “enfin, on l’a notre moment !”. Laissez-moi maintenant m'installer dans le canapé avec notre tueur. Quelqu’un peut-il venir le menotter ? Puis l’homme entra sereinement dans la pièce. 

Deux individus armés arrivèrent sur Samuel pour le menotter et le traîner de force sur une chaise en face du présentateur. Celui-ci avait posé sa caméra et ne comptait plus que sur celle de son acolyte. Samuel, quant à lui, avait l’esprit égaré, il ne pensait plus, il voulait simplement sortir de son cauchemar, car ça ne pouvait être que ça, un horrible cauchemar. Les cadavres furent chacun leur tour sortis de la maison et emmenés jusqu’à un camion benne que le jeune homme observait de son assise. 

  • Ils vont être emmenés où ? Sa voix tremblait, il n’osait dire un mot car plus il parlait plus la scène lui apparaissait comme réelle. 
  • Les corps ? A la déchetterie, mais ne vous inquiétez pas, les vrais sont déjà au cimetière. Revenons à notre petite histoire… vous vous appelez Samuel Martin, souffrant de schizophrénie sévère et n’ayant pas pris son traitement depuis les deux jours précédent le passage à l’acte c’est bien ça ?
  • Oui… c’est moi… hésita le jeune homme, fuyant le regard inquisiteur de la caméra.
  • Pouvez-vous nous dire comment vous vous sentez après avoir mis fin aux jours des membres de votre famille ? 
  • Je… je ne crois pas que ce soit moi… je ne me souviens pas bien…
  • Vous ne vous souvenez pas avoir égorgé votre sœur, fendu le crâne de votre mère contre un angle de table et égorgé votre père ? Difficile à croire vous ne trouvez pas ?
  • Il lui avait pris son visage, ils nous voulaient du mal… 
  • Excuse facile, votre sœur était déguisée, personne ne lui avait pris son visage, on peut dire qu’en tout cas elle avait du talent ! ironisa le présentateur.
  • Je ne me souviens pas… 
  • Comme toujours. L’homme au micro se tourna vers la caméra. Cet homme avait 15 ans lorsqu’il a tué toute sa famille, dix ans après, face aux faits nous avons la preuve qu’il est encore et toujours un danger pour la société. Malgré tout, il ne semble pas avoir eu conscience de ce qu’il faisait. Qu’en pensez-vous ? Mérite-t-il de mourir pour ses crimes ? Il se tut quelques instants, se tournant vers une tablette numérique. Je vois que le tchat est animé, des débats houleux ! Comme j’aime cette émission ! 
  • Si je dois mourir ? Les mots de son interlocuteur avaient éveillé en Samuel un sentiment de terreur. Pour la première fois, il cherchait à fixer l’homme qui lui faisait face, il voulait comprendre le sens de toute cette mise en scène. Je ne comprends pas…
  • Ahh ca y est ! Vous voulez savoir ! Laissez donc moi vous expliquer ! Il y a des crimes dans cette société dont la justice ne sait que faire, c'est pourquoi nous avons convenu qu’une fois par an, nous donnerions le pouvoir au peuple de décider de la sentence. Méritez-vous de mourir ou non ?  Bien entendu, il fallait que le peuple ait toutes les clefs en main, quoi de mieux que nos bons vieux animatroniques ? Notre criminel sous hypnose qui se retrouve dans le corps de celui qu’il était et une mise en scène parfaite, le show peut commencer ! Mais avant tout, il nous faut vous réveiller, quelqu’un peut-il amener l’hypnotiseur ? Quelques minutes de silence s'ensuivirent avant que l’homme demandé n’arrive. Il paraissait fier de voir ses talents servir une cause comme celle-ci. 

En un claquement de doigts, Samuel Martin, 25 ans revint à lui, à l’homme qui depuis dix ans passait des chambres des hôpitaux psychiatriques aux cellules des prisons. A l’homme qui connaissait le Cour de Justice comme personne, à celui qui avait fait la une des médias à de nombreuses reprises. A un homme qui avait fui ses actes, dont la lucidité avait quitté le corps à de nombreuses reprises. Dont la prise forcée de médicaments suffisait à se voir ramené à la raison, faisant revenir les scènes d’horreur dont il était le bourreau. De sa petite enfance au parricide final. 

  • Enfin nous y sommes ! Le jugement peut commencer ! s'exalta le maître du jeu au style plus que douteux. Comment vous sentez-vous ? J’imagine que vous devez être un peu angoissé ? Revivre une deuxième fois ce massacre a dû être éprouvant ?

Samuel ne répondait plus, il se muait dans le silence, il se surprit à souhaiter que la sentence soit mortelle, que tout s’arrête enfin. 

  • Mais quel score serré ! 52% de nos auditeurs souhaitent voir votre aventure continuer ! Une aventure peu réjouissante certes, mais une aventure quand même. Il souriait, l’homme adorait ce jeu. C’était un plaisir malsain, mais il ne le boudait pas. 

Samuel se leva, se jeta sans attendre sur l’arme du policier à ses côtés et se tira une balle dans le gosier. Cela finissait souvent comme ça. 

Le présentateur se réjouissait, Halloween cette année avait été un succès.

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