"Mag" - Molloy

‎02-05-2016 15:33

"Mag" - Molloy

Citation délicieuse extraite de "Molloy" de Samuel Beckett (Editions Minuit), roman absurde s’il en est, glauque sans doute mais aussi irrésistiblement drôle et absolument jubilatoire.

Ma mère me voyait volontiers, c’est à dire qu’elle me recevait volontiers, car il y a belle lurette qu’elle ne voyait plus rien. Je m’efforcerai d’en parler avec calme.  Nous étions si vieux, elle et moi, elle m’avait eu si jeune, que cela faisait comme un couple de vieux compères, sans sexe, sans parenté, avec les mêmes souvenirs, les mêmes rancunes, la même expectative. Elle ne m’appelait jamais fils, d’ailleurs je ne l’aurais pas supporté, mais Dan, je ne sais pas pourquoi, je ne m’appelle pas Dan. Dan était peut-être le nom de mon père, oui, elle me prenait peut-être pour mon père. Moi je la prenais pour ma mère et elle elle me prenait pour mon père. Dan, tu te rappelles le jour où j’ai sauvé l’hirondelle. Dan, tu te rappelles le jour où tu as enterré la bague. Voilà de quelle façon elle me parlait. Je me rappelais, je me rappelais, je veux dire que je savais à peu près de quoi elle parlait, et si je n’avais pas toujours participé à ce qu’elle évoquait, c’était tout comme. Moi je l’appelais Mag, quand je devais lui donner un nom. Et si je l’appelais Mag c’était qu’à mon sens, sans que j’eusse su dire pourquoi, la lettre g abolissait la syllabe ma, et pour ainsi dire crachait dessus, mieux que toute autre lettre ne l’aurait fait. Et en même temps je satisfaisais un besoin profond et sans doute inavoué, celui d’avoir une ma, c’est-à-dire une maman, et de l’annoncer, à haute voix. Car avant de dire Mag on dit ma, c’est forcé. Et da, dans ma région, veut dire papa. D’ailleurs pour moi la question ne se posait pas, à l’époque où je suis en train de me faufiler, je veux dire la question de l’appeler ma, Mag ou la Contesse Caca, car il y avait une éternité qu’elle était sourde comme un pot. Je crois qu’elle faisait sous elle, et sa grande et sa petite commission, mais une sorte de pudeur nous faisait éviter ce sujet, au cours de nos entretiens, et je ne pus jamais en acquérir la certitude. Du reste, cela devait être bien peu de chose, quelques crottes de bique parcimonieusement arrosées tous les deux ou trois jours. La chambre sentait l’ammoniaque, oh pas que l’ammoniaque mais l’ammoniaque, l’ammoniaque. Elle savait que c’était moi, à mon odeur. Son vieux visage parcheminé et poilu s’allumait, elle était contente de me sentir. Elle articulait mal, dans un fracas de râtelier, et la plupart du temps ne se rendait pas compte de ce qu’elle disait. Tout autre que moi se serait perdu dans ce babil cliquetant, qui ne devait s’arrêter que pendant ses cours instants d’inconscience. D’ailleurs je ne venais pas pour l’écouter. Je me mettais en communication avec elle en lui tapotant le crâne. Un coup signifiait oui, deux non, trois je ne sais pas, quatre argent, cinq adieu. J’avais eu du mal à dresser à ce code son entendement ruiné et délirant, mais j’y étais arrivé. Qu’elle confondît oui, non, je ne sais pas et adieu, cela m’était indifférent, je les confondais moi-même. Mais qu’elle associât les quatre coups à autre chose qu’à argent voilà ce à quoi il fallait obvier à tout prix.  Pendant la période de dressage donc, en même temps que je lui frappais les quatre coups sur le crâne, je lui fourrais un billet de banque sous le nez ou dans la bouche. Petit naïf que j’étais ! Car elle semblait avoir perdu sinon la notion de la mensuration absolument, tout au moins la faculté de compter au-delà de deux. Il y avait trop loin pour elle, comprenez-vous, de un à quatre. Arrivée au quatrième coup, elle se croyait seulement au deuxième, les deux premiers s’étant effacés de sa mémoire aussi complétement que s’ils n’avaient jamais été ressentis, quoique je ne vois pas très bien comment une chose jamais ressentis peut s’effacer de la mémoire, et cependant cela arrive couramment. Elle devait croire que je lui disais tout le temps non, alors que rien n’était plus loin de mes intentions. Éclairé par ces raisonnements, je cherchai, et finis par trouver, un moyen plus efficace pour insérer dans son esprit l’idée d’argent. Il consistait à subsister aux quatre coups de mon index un ou plusieurs (selon mes besoins) coups de poing, sur son crâne. Ça, elle le comprenait. D’ailleurs je ne venais pas pour l’argent. Je lui en prenais mais je ne venais pas pour cela. Je ne lui en veux pas trop, à ma mère. Je sais qu’elle fit tout pour ne pas m’avoir, sauf évidemment le principal, et si elle ne réussit jamais à me décrocher, c’est que le destin me réservait à une autre fosse que celle d’aisance.

 

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