C'est un plaisir de retrouver le style inimitable de Marie-Hélène Lafon dans ce récit sans dialogues où les personnages parlent par l'intermédiaire de leur corps. L'écriture épurée va à l'essentiel, les lieux sont prégnants, la terre et l'orgueil omniprésents. La construction est intéressante car elle nous plonge dans la tête de la jeune femme puis, sept ans plus tard, dans celle de son mari ce qui rajoute une dimension indéniable à ce texte. Une histoire d'émancipation sur fond d'évolution sociétale majeure, une histoire toute simple mais essentielle comme toujours avec Marie-Hélène Lafon. De la profondeur derrière une apparente simplicité.
Des mots, jaillit le gâchis
Dès les premiers mots, l'atmosphère est pesante, elle écrase tout comme lorsque la chaleur caniculaire pose sa chappe de plomb sur le monde.
Elle, lui et les trois enfants : Isabelle, Claire et Gilles.
Peu de temps avant son mariage, son père lui avait dit : « J'aime pas ton fiancé, j'aime pas comment il te regarde. »
Dans cette ferme prospère du Cantal qui ferait des envieux, une famille et du personnel pour faire tourner l'exploitation. Tout appartient pour moitié aux époux et madame a son permis de conduire. Nous sommes en 1967, c'est chose rare, c'est sa mère qui a insisté pour qu'elle ait cette autonomie.
Il faut tenir son rang, Elle sait que certaines choses échappent à sa vigilance, que les employés ont deviné, que la tante Jeanne sait.
Aux yeux de beaucoup, c'est elle qui passe pour quelqu'un de faible, pas assez ceci ou cela, elle s'est laissé aller même sa gaine super renforcée ne peut pas cacher ce désastre. Ce n'est pas comme cela que l'on retient son homme…
Cet objet symbole d'enferment et de respectabilité apparente.
En ce dimanche, où la famille se réunit tout va basculer.
La jeune fille mince d'avant le mariage s'est transformée en « gros tas », la graisse a tout envahi, comme le chiendent dans la nature. Depuis son mariage elle se renie, se fait disparaitre tout en maintenant certaines apparences, les enfants doivent être impeccables et ignorer ce qui se passe, les parents et beaux-parents ne doivent pas savoir. Elle n'a pas le droit de se plaindre, il lui faut avancer. Mais trop c'est trop, et elle finit par se « vider » face à sa mère en ce dimanche, une mère maîtresse-femme, qui ne tergiverse pas et fait ce qu'il faut faire.
C'est un drame absolu en trois actes.
Le premier 1967, c'est Elle, sa parole.
« En se mariant elle est entrée dans un hiver qui ne finira pas. »
Le deuxième 1974, l'élection de Giscard, c'est Lui. Visiblement, il rumine, ne dort plus et n'a pas compris, ne comprendra jamais. Il est tout puissant, décide de ce qui est bien, mal, qui il respecte ou dédaigne, il n'y a pas de nuance, jamais. C'est tranchant et définitif.
Le troisième et dernier acte 1981.
Claire revient en ce lieu une dernière fois, et le feulement de la Santoire l'accompagne.
Histoire banale, glauque, tragique de la violence domestique mais l'auteur en mots pesés, en un texte court, dit tout de cette vie bousillée, écrasée et des répercussions sur les victimes collatérales.
Elle nous laisse pressentir, ses mots et sa façon unique d'écrire pénètrent notre chair. Notre âme crie.
Un récit avec entre chaque phase, sept ans de distance. Sept est le chiffre de la spiritualité, la vie et le mouvement , la maîtrise de l'esprit sur la matière.
Pour Marie-Hélène Lafon c'est un matériau qu'elle travaille et retravaille à chaque histoire. Ses personnages ont une chair et la gestuelle qui leur est propre, cette acuité à leur donner vie est la marque de fabrique (artisanat d'art) de son écriture.
Elle laisse le lecteur digérer l'enfermement et les gestes manqués dans ces années de mariage et cette vie foutue à jamais.
Les mots portent haut les bleus à l'âme et leurs cicatrices.
On imagine la vie d'après à pas comptés, le corps empêché.
Et les dernières pages sont comme un rayon de soleil au milieu de l'hiver.
Magistral, une fois de plus, une pierre à l'édifice d'une œuvre singulière et lumineuse.
©Chantal Lafon
@JG69 @CharlotteV @Fuji @LeaCultura
Mon retour sur ce roman
Comme à son habitude, Marie-Hélène Lafon a écrit de sa plume précise et concise un très beau roman.
Trois dates, trois voix différentes.
Samedi 10 et dimanche 11 Juin 1967 : la mère. Mariée depuis quelques années avec le fils de fermiers aisés, elle vit dans une ferme isolée avec ses trois enfants Isabelle, Claire et Gilles. Trois grossesses rapprochées qui lui ont déformé le corps.
Son mari n'a pas un caractère facile et se montre violent physiquement et verbalement envers elle de façon récurrente. Rien de ce qu'elle fait ou dit ne trouve grâce à ses yeux. Il décharge sur elle ses propres frustrations.
Ce week-end de juin, elle a été particulièrement frappée dans la nuit du samedi. Le dimanche, alors que toute la famille rend visite à sa famille à elle, elle a enfin le courage de montrer à sa mère les ecchymoses résultant des coups reçus.
Le dimanche soir, elle ne retournera pas chez elle, trouvant refuge avec ses trois enfants auprès de ses parents.
Dimanche 19 mai 1974 : le père. Le divorce a été prononcé depuis plusieurs années. Le temps d'une nuit sans sommeil, il ressasse ses années de mariage continuant à accuser la mère de ses enfants d'incompétence ; il ne semble pas éprouver beaucoup d'amour pour ses enfants qui pourtant viennent passer les vacances chez lui.
Seule sa ferme semble compter pour lui.
" Le temps passait vite et il avait autre chose à penser, il devait tenir le coup à la ferme, lui, et s'occuper de tout sans aller pleurnicher chez ses parents. C'est trop facile de retourner chez sa mère en se faisant passer pour une victime, elle avait le beau rôle, la femme battue coincée avec un mari violent et des enfants petits qui avaient peur. Comment il avait fait pour s'embarquer avec un boulet pareil. Elle le rendait dingue avec ses yeux de chien, et il cognait, il cognait dans le tas, ça c'est sûr. Il ne veut pas y penser, sa tête remue sur le traversin ; peut-être que ça aurait pu mal se terminer, chez les gendarmes, en prison ou même pire."
Jeudi 28 Octobre 2021 : Claire est devant la maison des petites années de son enfance. Elle vient d'être vendue. Elle n'y entrera pas, même si elle sait où est cachée la clé. Gilles, Isabelle et elle sont les héritiers du père. Un dernier coup d'oeil à la cour, où jamais personne ne se prélassait lorsque toute la famille y vivait. Claire forme le voeu que maintenant cette cour devienne un endroit de plaisir pour tous ceux qui vont y vivre.
De façon sobre mais puissante, Marie-Hélène aborde le thème des violences conjugales avec une femme sous emprise d'un pervers narcissique. La campagne auvergnate sert de décor à cette histoire.
@MAPATOU , @JG69 , @Fuji voici mon avis :
Marie-Hélène Lafon nous entraine dans le Cantal avec ce roman familial et rural, région fétiche de cette dernière, un texte sans fioritures sans pathos pour un récit simple et magnifique. Les questions qui vont ce poser avec cette intrigue :
https://www.cultura.com/p-les-sources-5141016.html
@Katili Bonne lecture à venir.
ce livre m’a fait penser à un autre roman court de cette année, La nuit des pères que j’ai chroniqué aussi. C’est un coup de coeur. Ils abordent des thématiques semblables : la violence intra familiale, les non dits, les femmes soumises… je te le conseille vivement si tu ne l’as pas lu et si c’est déjà fait, tu aimeras sans aucune doute La source.
Merci pour la présentation de ce livre audio @clo73, c'est intéressant de voir les différents points de vue pour ce sujet grave.