Le Roi des Aulnes de Michel Tournier

‎02-11-2020 11:43

Le Roi des Aulnes de Michel Tournier

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Il y a tellement de livres à lire qu’il y en a très peu que je relis. Le Roi des Aulnes, je l’ai lu trois fois et je le relirai certainement un jour. Il y a dans ce livre une magie tout à la fois répugnante et fascinante, et c’est bien ce qui fait le talent de Michel Tournier. L’auteur est un alchimiste du verbe, qui transforme le vulgaire et le repoussant en objets de fascination et de déférence. Il faut de la magie pour rendre captivant un personnage aussi terrible et peu amène qu’Abel Tiffauges, géant microgénitomorphe et myope à la force prodigieuse, qui embrasse l’image d’ogre qu’on lui prête tout en étant convaincu du destin grandiose qui l’attend.

 

Le roman s’ouvre alors qu’Abel Tiffauges est garagiste, dans une relation désastreuse avec sa maîtresse Rachel, et qu’il se souvient de son enfance au pensionnat Saint-Christophe où il a connu l’amitié perverse et malsaine d’un garçon obèse nommé Nestor. Abel est fasciné par le déchiffrement des signes, par la puissance des symboles qu’il n’a de cesse d’interpréter pour imprimer une trajectoire et un but à son existence. Lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate, Abel échappe à la prison et se retrouve dorénavant porté par les ailes de son destin. Stationné un moment comme soldat en Alsace, où il se passionne pour la colombophilie, il est fait prisonnier et est emmené jusqu’en Prusse Orientale, dans la réserve de chasse de Rominten où sévit l’ogre Goering. Abel deviendra finalement lui-même l’ogre de Kaltenborn, en se voyant confier la tâche d’enlever de jeunes garçons à leurs familles pour les enrôler de force dans une Napola du Troisième Reich où ils apprendront la guerre.

 

Abel nourrit à l’égard de ces Jungmannen une véritable fascination. Il veut les posséder tous, les collectionner comme des ornements admirables, sans jamais céder aux facilités d’une relation individuelle basée sur la sexualité ou la paternité. Car Abel a depuis longtemps renoncé à la génitalité pour se sustenter de symboles et organiser sa vision du monde comme un naturaliste qui décrit et décortique les choses avec une précision et un acharnement méthodique. Si la description de la passion d’Abel pour les corps d’enfants peut déranger, elle ne diffère en rien de celles que l’auteur peut faire d’une plaie suppurante, des déjections de bêtes, ou de carcasses animales. Tournier met autant de poésie à décrire ces choses gênantes ou repoussantes qu’à peindre sous nos yeux à la faveur d’une lumière hyperboréenne les paysages emprisonnés dans leur écrin de givre, ou bien les forêts mystérieuses de la Prusse-Orientale habitées par des cerfs semblables à des créatures solennelles et hiératiques.

 

Parmi les symboles que Tournier décline avec une érudition admirable au travers des yeux d’Abel Tiffauges figurent ceux de l’ogre et de l’acte phorique, autrement dit celui de porter quelque chose ou quelqu’un. Toute la philosophie d’Abel se construit autour de ces notions et du principe d’inversion des valeurs et du rôle qu’il doit tenir en ce monde. Tout est là finalement, dans ce rappel du poème de Goethe où le Roi des Aulnes vient froidement dérober un enfant à son père, dans cette image de Saint-Christophe qui porte l’enfant Jésus sur son dos pour la traversée d’un fleuve. Abel Tiffauges n’est ni l’un ni l’autre, tout à la fois l’un et l’autre. Il n’est finalement lui-même qu’un reflet parmi d’autres de la nature humaine.

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