Les Petits Chats Gris

23 août 

Le pouvoir des fleurs, ce n’est pas seulement une histoire de cœur, c’est surtout une affaire d’odeurs. Chaque jour, Judy passe devant la fleuriste de sa rue et prend le temps de ralentir sa marche pour se nourrir de tous ces merveilleux parfums. Métro, boulot, salauds, les journées de la jeune femme sont rudes mais elle connaît les atouts insoupçonnés de la poésie. Judy pense que la beauté réside dans les choses simples de la vie, à partir du moment où l’on fait l’effort de les chercher. Les couleurs, les instants et les objets se parent alors d’un esthétisme romantique. Quand la lavande lui ravit les narines, Judy se dit qu’il s’agit certainement de cela, le vrai nectar des Dieux. Malheureusement pour elle, tout le monde n’est pas sensible aux charmes du miel de l’âme et, une fois la boutique verdoyante dépassée, le quotidien se revêt de ses arômes les plus grossiers.

Les odeurs de chien mouillé sur le trottoir. La fumée des cigarettes à l’approche de sa station. Pourquoi les gens qui transpirent le plus dans le métro sont-ils ceux qui aiment se tenir aux barres hautes ? Arrivée devant la porte des Editions du Petit Chat Gris, Judy est soulagée. L’animal, qui a inspiré le nom de la maison à son créateur, se frotte à ses jambes pendant que la jeune femme, assistante de direction et réceptionniste, prépare le café pour toute l’équipe. Les gens sont toujours plus aimables après une tasse de café. Ils sont surtout très désagréables sans caféine. Judy fait des cafés corsés.

 

Quand elle s’assoit elle soupire, et elle ne se rend pas compte que ses expirations durent chaque fois, imperceptiblement, un peu plus longtemps. Il est bientôt dix heures et ses mouvements deviennent un peu saccadés, affairée qu’elle est sur son ordinateur. Assistante de direction c’est un travail stressant, elle le savait avant de faire un master qui la préparerait aux métiers de l’édition. Les Editions du Petit Chat Gris sont tenues par un goujat aux valeurs archaïques, elle l’avait remarqué en postulant. D’ailleurs, elle pense qu’elle ne doit son poste qu’à ses décolletés. Quand les hommes sont des porcs, aucune culpabilité à en profiter. Ça ne l’empêche pas de mettre ses qualités au service d’une maison qui tourne. Et puis septembre arrive, avec la rentrée littéraire en grandes pompes. C’est le moment où les auteurs et les éditeurs consomment des somnifères et des anti-dépresseurs. Le sommeil sert à calmer les égos, les hormones, à se supporter soi-même avec ses petites hontes et ses grandes souffrances. Judy songe qu’il faudrait racheter du café. Le mois de septembre serait caféiné. Le mois de septembre… Judy sursaute sur sa chaise et fait fuir le matou. Une gifle lui aurait fait les joues moins rouges. Elle vient de se rappeler un détail très important.

- Et bien mon petit, vous en faites une tête !

Elle foudroya du regard Monsieur Goujat en personne, qui se fit tout petit quand elle s’approcha de lui et lui invectiva, la bouche pincée.

- Un peu de respect pour les morts, Monsieur Le Petit Chat. J’ai perdu mon frère.

 

4 septembre

- Mais tu ne lui as pas dit que ton frère est mort quand tu avais 4 ans ?

- Non, ça aurait été beaucoup moins drôle. Je m’en suis souvenue d’un seul coup tu sais. La vie passe, j’étais dans mon traintrain quotidien et d’un seul coup PAF ! Je me rends compte qu’on est bientôt le 17 septembre, le jour où Julien est mort.

Le mercredi c’est Nathalie. C’est comme les raviolis mais en mieux, parce que le repas est toujours en bonne compagnie. Entre anciennes camarades de promos, les filles se serrent les coudes. Si Judy admire la capacité de Nathalie à savoir s’entourer et construire une vie stable, Nathalie envie à Judy sa confiance en elle pour surmonter toutes les situations cocasses qu’elle traverse. Nathalie occulte tout à fait innocemment que Judy en est très souvent l’instigatrice.

- Ça me tue que tu appelles ton boss Monsieur Le Petit Chat, rit Nathalie.

- J’adore le tarabiscoter. Il fait son macho devant tout le monde, se la pète devant les auteurs, mais en vrai je crois que moi et ma poitrine, on le terrifie.

- Tu crois que tu vas encore recevoir une carte le jour de l’anniversaire de la mort de Julien ?

- C’est bien ça qui m’a toute excitée d’un coup et mis le feu aux joues. J’espère que je vais encore avoir droit à un message de mon fameux admirateur secret.

Judy songeait au choc que sa famille avait reçu quand son frère, encore enfant, les avait quittés brutalement. Mais depuis 10 ans, tous les ans, le 17 septembre, sans faute, Judy reçoit une carte. Pas une carte postale, l’auteur n’aime pas faire dans le banal. Des jolies cartes, avec des dessins, des choses simples mais belles. L’auteur, car Judy est convaincue qu’il s’agit d’un homme, y écrit un poème rien que pour elle, et sans jamais signer ni donner d’indice sur son identité. Au début, les poèmes parlaient de la perte d’un frère, d’un être cher, d’un ami. L’auteur mystérieux semblait faire son propre deuil, et pour Judy, c’était révélateur d’une connexion incroyable. Il semblait être le seul capable de la comprendre et de mettre des mots sur sa souffrance, malgré l’ancienneté de cet événement dramatique. Et puis le poète, timidement, avait changé de registre, pour écrire des odes à la joie et à la vie.

- La rentrée littéraire c’est toujours un enfer. Entre le service de presse, les éditeurs et les écrivains, je vis à mille à l’heure. Je crois que le seul jour de septembre où je souris de bonheur, c’est le jour de l’anniversaire de la mort de mon frère.

 

14 septembre

Les bureaux des Editions du Petit Chat Gris sont sens dessus dessous. Ça court et ça crie dans tous les partout. Judy fait beaucoup de café. Elle en prend aussi, un peu. Le 17 septembre, c’est dans trois jours. Le petit chat gris se frotte contre ses jambes, peut-être car ce sont les seules qui restent immobiles. Son poil est long et doux (au chat), il est aussi touffu et gris que le logo qui orne les pages des auteurs publiés dans cette maison. Judy pensa que Monsieur Goujat n’avait décidément pas beaucoup d’imagination, mais que c’était sans doute un critère pour être éditeur. Les écrivains ont beaucoup trop d’imagination. Son poète mystérieux, lui, a tout juste ce qu’il faut, ni trop, ni pas assez. Il est toujours ponctuel sans jamais rentrer par effraction dans sa vie. Il a une plume sentimentale à l’abus, mais n’écrit que quelques lignes par an. Il a l’insolence du talent et l’humilité du secret.

Judy se laisse bercer par les caresses du petit chat gris contre ses collants, et sourit niaisement en relisant la carte de l’année passée. Elle a décidé de l’emmener partout avec elle jusqu’à recevoir la prochaine.

Les tournures des vers sont envoûtantes, le vocabulaire d’une précision létale. Qui peut-il être à la fin ?

Et si cet homme gardait le secret sur son identité parce qu’il est en réalité affreusement laid ? Judy avait déjà évalué cette possibilité, ainsi qu’une centaine d’autre. Peut-être était-il sévèrement handicapé ? Marié ? Psychopathe ? Drogué ? Alcoolique ? Son cousin Bobby, fan de tunning le jour, poète incestueux la nuit ? Au final, voulait-elle vraiment le rencontrer ? N’était-ce pas cet épais mystère qui donnait corps au charme des mots ? N’était-ce pas l’attente qui suscitait le plaisir ? Judy avait fait une croix sur toutes les possibilités et décidé que le poète est un homme normal, avec une vie normale, coincé dans un quotidien on ne peut plus normal.

 

17 septembre

Dès qu’elle en a l’occasion, Judy relit frénétiquement sa dernière carte. Aujourd’hui, c’est le grand jour. Ce soir, elle pourra en lire une nouvelle. Son admirateur secret a déjà écrit le poème qui la submergera d’émotions pour une année entière. Elle compte les heures. Elle compte les cafés. Elle est d’humeur fracassante et envoie dans les brancards Monsieur Goujat et son chat, les auteurs et leurs attachés de presse, les libraires et les journalistes. Judy est sur les nerfs, la prochaine personne qui franchira la porte de la maison d’Editions du Petit Chat Gris aura affaire à elle, elle souhaite secrètement que ce soit un homme hétéro à l’égo démesuré, pour l’anéantir à coup de décolleté, mesquine revanche sur le patriarcat.

La femme qui arrive est d’une douce timidité. Judy soupire. Encore un petit chat.

- Bonjour, je suis Rose Melbourg, j’ai rendez-vous avec mon éditeur.

- Oh Rose ! La nouvelle plume ! C’est vous qui publiez votre premier roman en pleine rentrée littéraire ? Tout le monde ne parle que de vous ici. Bienvenue aux éditions du Petit Chat Gris. Je vais prévenir Monsieur Le Petit Chat.

Enfin une autrice qui ne semblait pas imbue de son talent pourtant incisif. La quinquagénaire effacée devant Judy détonnait du style piquant et tranchant de ce premier livre prometteur. La vie est bien faite, toute rose a ses épines après tout. Monsieur Goujat accueille la nouvelle venue avec ravissement, Judy leur envoie son plus charmant sourire forcé. Qui s’efface une fois la solitude retrouvée. Comme une droguée, elle relit la carte. « Il était une fleur, trophée gracile, monument vivant… »

Toutes les cartes commençaient de la même façon. C’est drôle comme certains mots ont un parfum, rien qu’à les lire. Les poèmes ont une odeur fleurie, le papier cartonné invite à penser qu’elles sont séchées, mises en sachets. Son préféré commençait par « Il était une fleur, astrale et singulière. Aux confins des diamants de nuit brillait son frère. » Comme ces mots lui avaient pansé le cœur dans les moments les plus rudes. Ils sentaient les étoiles. Elle avait besoin d’une nouvelle dose.

L’attente lui paraît intenable, le facteur est certainement déjà passé chez elle. Elle n’y tient plus, elle crie. « Monsieur Le Petit Chat, j’ai une urgence. Ce sont les obsèques, mon frère. » Elle n’attend pas la réponse.

Elle rentre. Métro, cardio, fiasco.

La boîte aux lettres est vide.

Son sac à main fait un vol plané. Peut-être y a-t-il eu un retard de livraison ? C’est forcément ça. Il ne peut pas y avoir d’autre explication.

 

18 septembre

Judy boit du café. Pas de carte.

 

20 septembre

Judy harcèle la cafetière et le facteur. Pas de carte.

 

22 septembre

C’est mercredi, c’est Nathalie.

- Et si c’était fini ? Ton écrivain anonyme a peut-être changé de vie, s’est marié, a eu des gamins… Crois-moi, avec tout ça on n’a plus de place pour le deuil, les poèmes, les cartes…

- Et je fais comment moi ? Tu sais combien c’était devenu important pour moi ces cartes. Ce type me doit rien du tout mais je ne peux pas m’empêcher de me sentir trahie, abandonnée. C’est comme si mon frère était mort une deuxième fois.

- N’exagère pas, je suis pas ton Monsieur le Petit Chat. Cet homme, tu n’étais même pas certaine de vouloir le rencontrer si tu en avais eu l’occasion. Une relation épistolaire à sens unique, même volontaire, ça finit forcément par lasser. Ton bonhomme est passé à autre chose. Tu ne crois pas que tu devrais faire pareil ?

Judy a un don pour le drame mais Nathalie sait toujours comment la ramener sur Terre. Judy sourit.

- Je sais que tu as raison ma biche. Mais ce mois de septembre, chaque année, ça me déprime. La fin des vacances d’été, le beau temps qui fout le camp, la rentrée littéraire, même la rentrée scolaire me fout le cafard alors que j’ai pas de gamin !

- J’ai bien compris tout ça. Mais tu vois, ce qui est étonnant dans ta belle et longue liste là, de tous tes malheurs réunis comme par hasard sur un seul petit mois de l’année à 30 jours, c’est que tu n’as même pas cité la mort de ton frère.

Dans la grisaille de septembre, elles rient de bon cœur.

 

25 septembre

« Il était une fleur, une rose épineuse déguisée en pois de senteur. »

Cette carte est pour Rose. Sans savoir pourquoi, l’autrice l’a touchée et elle l’avait incluse dans sa liste. La prochaine sera pour Monsieur Goujat Le Petit Chat. La suivante pour la fleuriste en bas de la rue. Celle d’après pour Nathalie. Son amie devinera tout de suite d’où vient la carte mais pour les autres, elle gardera l’anonymat. Judy commencera tous ses poèmes par « Il était une fleur », même celui pour son patron. Après tout, pourquoi les hommes n’aimeraient-ils pas être une fleur ?

Nathalie avait raison. Grâce aux poèmes du mystérieux inconnu, le mois de septembre est devenu un rendez-vous pendant lequel son frère invisible tient une mélancolique chandelle. Plus d’inconnu, plus de frère, Judy se rattrape à la chandelle et sa lumière. Son deuil est fini depuis longtemps, sa passion pour le poète était un leurre platonique, un fantasme des jours de pluie. Elle n’a peut-être pas le talent de l’inconnu, mais elle peut à son tour apporter un soutien secret aux petits chats, pour qu’un jour de septembre, tous les ans, ils deviennent un peu moins gris.

Commentaires

Un beau texte prometteur !! Ça donne envie de connaître la suite. 🤗

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